Le nouvel album de Gary Clark Jr.

 

Si je ne m'abuse, on n'a pas encore évoqué Gary Clark Jr. dans ces pages. Encore une lacune à combler d'urgence (il y en a tant... je ne suis pas près d'avoir fini). Et d'ailleurs ça tombe bien : son nouvel album est sorti fin mars, une opportunité parfaite.

Gary Clark est un guitariste et chanteur américain né en 1984. Si son premier album sur un label majeur est sorti en 2012, il roule sa bosse depuis son adolescence sur la scène blues texane. Moi, je n'ai découvert son nom qu'un peu plus tard en 2019, parmi les contributeurs de l'album Threads de Sheryl Crow : il vient en effet jouer de la guitare sur la chanson Story of Everything. De là je me suis lancé dans l'exploration méthodique de ses trois premiers opus et bien m'en a pris. Gary Clark Jr. pratique un style très « fusionnel » : si la base est fortement et immanquablement blues, il intègre avec aisance des apports soul, rock ou hip-hop. C'est toujours fait avec talent et virtuosité, et c'est aussi décomplexé qu'accessible, à condition tout de même d'aimer la guitare. À sa manière, il me rappelle parfois un peu Ben Harper, mais peut-être avec un peu plus de hargne.

L'objet ? Fourreau carton en deux volets, livret d'un côté, disque de l'autre : simple, basique, écologique (dit-on) et terriblement commun aujourd'hui. Enfin presque commun : il a en effet ces proportions de type « carré » plus que « rectangle » que l'on a déjà vues il y a peu sur la compilation de Neko Case. Le résultat c'est que l'on a d'un côté une image au ratio similaire à celui d'un LP (on peut trouver ça cool), de l'autre des différences de hauteur quand c'est aligné avec d'autres CD sur une étagère (et ça fait un peu désordre). Le gens qui se souviennent du temps ou les Livres de Poche et les Folio n'avaient pas la même hauteur verront de quoi je parle. L'esthétique choisie est sombre et monochrome, tout est noir et blanc, autant la photo floue du chanteur devant que celle (plus nette) de l'arbre tombé à l'intérieur. Sur le CD, tout de noir vêtu, on peut lire les mots Jealousy, Pride, Envy, Greed, Rules, Alter Ego et Worlds ; ils forment l'acronyme JPEG RAW qui sert de titre à cet album. Tout cela doit bien signifier quelque chose, mais c'est une question pour quelqu'un d'autre que moi. Le livret n'inclut pas les paroles, mais de très détaillées informations techniques et légales. C'est publié chez Warner, comme la plupart des autres albums de l'artiste et les douze plages totalisent cinquante-quatre minutes (à peu près).

S'il a donc été très tôt étiqueté « guitariste de blues », très tôt aussi Gary Clark s'est employé à brouiller les cartes sur ce point. Avec le disque d'aujourd'hui, il pousse le curseur encore un peu plus loin : les influences sont éclatées, malaxées, reconfigurées pour donner quelque chose de nouveau. On n'est pas dans le théâtre d'avant-garde, rassurez-vous, mais c'est néanmoins plus radical, moins familier que du 12 bars blues traditionnel. À l'écoute, disons-le tout de suite, c'est un aussi disque qui sonne très « brut ». Quelques plages sont plus légères, mais la couleur dominante, c'est tout de même celle d'une guitare très saturée, très rugueuse. Gary Clark Jr. a toujours été un instrumentiste plutôt musclé, mais ici on est encore un niveau plus loin dans l'âpreté, dans le « sec » et le « sans concession ». Cela donne un album qui ne séduit pas tout de suite, qui demande à être apprivoisé et qui gagne à être exploré. En effet cet aspect brut, sec, direct, n'empêche pas une certaine sophistication : les chansons ne sont pas dénuées de structures complexes, d'enchevêtrements de pistes élaborés, de constructions subtiles. Encore une remarque, c'est un album plutôt collaboratif : cinq « featurings » sont ostensiblement indiqués. J'avoue que la plupart passe inaperçu, mais c'est sans doute parce que je suis distrait.

Maktub constitue une très enthousiasmante ouverture : tout de suite on comprend que l'on est pas là pour trier des lentilles. Les riffs et solos tombent comme des hallebardes, le chant est urgent, on veut s'enfuir, on veut se mettre à courir, mais on ne sait pas pourquoi. « We gotta move », le ton est donné.

Le morceau titre, Jpeg Raw, apporte un peu de subtilité jazz, mais la tension reste palpable.

Don't Start en This Is Who We Are développe la même ambiance sans perdre la cible de vue. C'est direct, énergique, tantôt euphorique, tantôt angoissé.

To The End Of The Earth est un intermède désuet (et dispensable, selon moi).

Alone Together est sans doute la seule « vraie » ballade du disque ; elle sonne bien, ambiance boîte de jazz, calme et mélancolique.

What About The Children est une collaboration avec Stevie Wonder et si, je puis dire, ça s'entend. Si ça vous plaira dépendra un peu de votre tolérance à Stevie Wonder. Moi, je trouve que ça va, c'est enjoué, plutôt lumineusement contrasté par rapport au reste de l'album, plus sombre, au point que l'on se demanderait presque ce que ça fait là, mais ok.

Après cette récréation, Hearts in Retrograde tente de remonter les bretelles de tout le monde, y arrive presque, sonne très « industriel », mais laisse un goût de trop peu.

Hyperwave s'annonce comme une ballade, mais accélère le tempo très vite, assène ses coups (et son joli solo) sans cligner des yeux et nous laisse groggy.

Funk Witch U, le duo avec George Clinton, est pour moi le titre le plus faible de l'album, le titre le plus différent aussi. Peut-être que ça vient de moi, mais il y a quelque chose qui ne va pas et de toute manière, son tangage un peu mollasson manque presque de faire dérailler le déroulé d'un disque jusqu'ici très bien « tenu ».

Heureusement Triumph recapte l'attention avec puissance. C'est plutôt d'une structure classique, mais c'est appliqué, honnête et inspirant, avec un petit côte C'est ta chance (ceux qui savent,sauront).

Et le disque se termine avec le fabuleux et insolite Habits. On démarre avec une sorte de ballade dépouillée, intimiste, mais quand on pense être arrivé à la fin, le morceau prend un tour inattendu, déverse un hallucinant crescendo de choeurs, de batterie et de guitares. Au bout des neuf minutes de la chanson, on est par terre et on se demande où est passé le rouleau compresseur qui nous est passé dessus... Clairement le moment de bravoure d'un album qui sait déjouer les attentes.

C'est produit par Gary Clark Jr. et Jacob Sciba, déjà collaborateur de l'artiste sur la plupart de ses albums. La conception remontant au temps de la pandémie, du confinement et des rapports sociaux limités, le groupe de base est très réduit et se retrouve à la manœuvre sur plusieurs instruments. Gary Clarck Jr. gère ainsi toutes sortes de guitares, mais aussi percussions et synthétiseurs, tandis que John Deas, déjà présent sur l'album précédent, apporte son savoir-faire sur des tas de trucs à claviers (et même aussi sans clavier). Quelques musiciens supplémentaires viennent compléter le personnel, par exemple le bassiste Mike Elizondo, autre collaborateur régulier, ou encore tous les featurings déjà mentionnés (ou pas). Et comment ça sonne ? Bah, vous le sentez peut-être venir : plutôt fort et un peu compressé, comme beaucoup de disques aujourd'hui. Heureusement, ça sert plutôt correctement la puissance du discours tandis que le mixage évite par bonheur d'entraver la perception des différentes strates sonores. Donc voilà, c'est globalement très satisfaisant... à l'exception du court To The End Of The Earth qui sonne comme un malheureux machin plus « lo-fi », avec une saturation un peu désagréable, et qui n'est clairement pas au niveau des autres chansons. Et donc on se demande si ce n'est pas fait exprès, et si oui, on se dit que c'est une drôle d'idée, une idée qui n'apporte rien ou si peu, mais whatever.

JPEG RAW, en conclusion, je le vois comme une nouvelle preuve du talent protéiforme de Gary Clark Jr., un artiste plus difficile à faire rentrer dans une case que l'on ne le pensais. Toutefois, si c'est une prise de risque, elle est calculée : le style du guitariste, sa voix, ses influences et inspirations, son univers en somme, fait que l'on reste un petit peu en terrain familier. S'il déroutera quelques fans de son œuvre plus traditionnellement blues, les écoutes successives procureront bien des satisfactions aux amateurs plus curieux. C'est en définitive un disque aussi aventureux que solide, une nouvelle étape stimulante dans la carrière d'un musicien résolument talentueux.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

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