Lors de l'annonce de la publication du disque auquel je consacre aujourd'hui ces quelques lignes, ma première réaction a été « Quoi ? Il y a un nouvel album de Sheryl Crow ? » et je suis certain que ce sentiment a dû être partagé. Quelques mots d'explication s'imposent sans doute.
Sheryl Crow est une chanteuse et musicienne américaine qui a principalement connu son pic de gloire dans les années 90's. Ça n'a pas été simple tout de suite, il aura fallu quelques moment d'apprentissage, voire de galère, un pas en avant (on a souvent mentionné son rôle de choriste pour Michael Jackson sur la tournée 1987-1988), deux pas en arrière (un premier album mis à la poubelle avant même d'être publié en 1992), mais elle finit par exploser au monde avec le disque Tuesday Night Music Club en 1993 et son chapelet de tubes, puis le suivant et puis beaucoup d'autres ensuite. Je la suis depuis à peu près cette époque-là et j'ai pu constater comment elle a su s'imposer comme une figure respectable et respectée d'un rock certes mainstream, mais de qualité, mêlant diverses influences (folk, blues, soul, country) et sachant les transformer en chansons accrocheuses. Ce n'est pas toujours facile de réussir à concilier accessibilité avec une certaine intégrité artistique, ou du moins la révérence de ses pairs ; d'une certaine manière, dans son domaine, Sheryl Crow y est parvenue et a réussi à trouver de cette manière sa propre voix.
Catapultons-nous vers l'année 2019. Assise sur plus d'un quart de siècle de carrière et sa dizaine d'albums, Sheryl Crow annonce qu'elle n'en fera plus. D'album, justement. Il est vrai que l'industrie de la musique a beaucoup changé et qu'en effet, peut-être, le format « album » a perdu de sa pertinence. Pourquoi se forcer à produire des chansons par paquet de douze pour remplir un CD, quand distiller une chanson (dématérialisée) de temps à autre suffit (ou suffirait) à obtenir le même écho aujourd'hui ? Et donc c'est ce qu'elle a fait. Threads (2019) a été catalogué comme son album final et elle s'est ensuite limitée à distribuer un titre de temps à autre sur les plateformes de diffusion et les sites de téléchargement.
On dit parfois qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Je ne sais pas où Sheryl Crow se situe elle-même dans cette équation, mais toujours est-il qu'en 2023 elle a décidé d'en refaire un. Un album, justement. Oh, elle est bien consciente de l'ironie de la démarche, mais on ne saura jamais vraiment ce qui a provoqué ce revirement. Le format « album », son attractivité spécifique a la peau plus dure que prévu manifestement.
Qu'avons-nous là ? D'abord, un boîtier de type jewel case à fond transparent très standard : ouf, il y avait longtemps. Ensuite un CD d'un ton plutôt doré et uni, sans détails particuliers. Enfin une pochette avec le dessin d'une sorte de spirale verdâtre, incluant quelques photos de l'artiste, paroles des chansons, des informations techniques et légales plutôt complètes. Le titre en est Evolution, un mot sensiblement ambitieux, presque philosophique, une sorte de manifeste, un « statement » artistique peut-être ? On verra (ou pas). A part ça, j'avoue que la pochette n'est pas terrible, ne m'évoque pas grand chose et me donne un peu le mal de mer. C'est publié chez Big Machine / Valory Music, comme le précédent (celui qui devait être le dernier, essayez de suivre un peu). Il y a neuf morceaux qui totalisent trente-six minutes de musique. Et oui, c'est peu, on y reviendra. Cela dit, la version dématérialisée fait apparaître une chanson supplémentaire : une reprise de Digging in the Dirt (de et avec Peter Gabriel). Je me demande si ce n'est pas un ajout de toute dernière minute, arrivé trop tard pour être gravé sur le CD. Dommage.
Comment sonne-il alors, ce nouveau « dernier » album ? Bah... bien ? Sans plus ? Mais que dire ? C'est du Sheryl Crow et ça sonne comme du Sheryl Crow. Même en pilotage automatique, elle parviendra toujours a proposer quelque chose d'agréable, de familier, d'honnête. C'est du rock maintream sympathique, très orienté guitares, avec un dosage correct de ballades et de morceaux plus rapides. Je pense que c'est dans sa globalité qu'il s'apprécie le plus : pour les fans, c'est en effet simplement le plaisir de retrouver leur chanteuse favorite, plutôt en forme, en tout ça pas sur le déclin, comme de retrouver une vieille amie que l'on croyait partie pour finalement se réjouir parce que « tiens ha non, elle est toujours là ! » Et force est de constater que pour du Sheryl Crow, rien ici n'est mauvais, mais sans doute que trop peu de choses surnage finalement. Quelques morceaux choisis, si vous voulez vraiment...
Alarm Clock est une dynamique entrée en matière, mais un peu courte et avec un léger côté déjà-vu.
Love Life est très entraînante, mais paradoxalement tire un peu sur la corde avec tous les « na na na » à la fin.
Evolution, malgré quelques pardonnables boursoufflures, comporte un joli solo de guitare bien déjanté par un certain Tom Morello (vous connaissez?) À la rigueur, je trouve ce titre trop court : avec sa grandiloquence, il aurait mérité un final un peu plus appuyé. Pourtant ça partait bien, genre « fin du monde », et puis, hop, fini.
Broken Record est délicieusement enjouée, une chanson à reprendre à tue-tête en voiture.
Waiting in the Wings : ma chanson préférée de l'album clôt le disque avec une mélodie inspirante, du genre à ouvrir grand les fenêtres et être heureux de vivre, mais alors pourquoi, pourquoi se finit-elle si vite ? Elle méritait un final plus ambitieux, a fortiori vu sa place en fin de programme.
Le reste des chansons est dans la bonne moyenne d'une « americana » efficace, mais pas toujours originale. Ce qui frappera peut-être surtout l'auditeur, c'est que l'inspiration de tous ces titres est tout à fait dans la lignée de ce que la chanteuse à pu écrire auparavant : une vision positive du monde, mais sans naïveté, l'amour que l'on consacre à ses proches, l'angoisse parfois, la joie aussi... On pourrait considérer que c'est positif, et d'ailleurs, ça l'est, mais c'est aussi une limite. On peut en effet se dire « Alors quoi ? Où est l'urgence ? Où est le message ? Elle part en semi-retraite pendant quatre ans, mais quand elle revient, elle n'a en fait rien de nouveau à proposer? »
Si Sheryl Crow était fatiguée du format « album », une manière de s'y remettre aurait pu être de changer de perspective, renouveler son approche des choses, par exemple en travaillant avec d'autres personnes, un producteur qui la pousserait à sortir de sa zone de confort, stimulerait sa créativité. Le choix de Mike Elizondo est à cet égard interpellant tant il semble n'avoir affecté le son « Sheryl Crow » que très marginalement, une forme de timidité qui s'explique peut-être par déférence, une partie de ses débuts de musicien professionnel s'étant faite justement dans le sillage de Sheryl Crow). Pour la nouveauté de la démarche en tout cas, on repassera. En dehors de quelques discrètes nappes d'ambiance un peu électro, pas un truc courant chez Sheryl Crow, on dirait qu'il s'est contenté de pousser les boutons.
Toutefois, pour un album rock contemporain forcément impacté par les dérives dynamiques habituelles, le son du CD est plutôt bien, évite le pire et n'empêche pas d'entendre tout ce qu'il y a à entendre. Ce n'est pas un exemple de subtilité, mais il y a le punch qu'il faut et et on n'en demandera pas plus.
Essayons de conclure. Il y a un nouvel album de Sheryl Crow et ça aurait dû être une fête. A titre de comparaison les albums Detours (2008) et Be Myself (2017) avaient été attendus avec impatience par votre serviteur et cette impatience s'était trouvée récompensée par l'arrivée d'excellents opus, riches en contributions significatives dans une oeuvre en phase de consolidation.
Pour Evolution j'avoue ne pas avoir pu me mettre dans le même état d'esprit. Cet album est-il un échec ? Non, pas du tout, du moins pas en lui-même, mais une petite déception tout de même par rapport à ce qu'il aurait pu être : plus original, plus inspiré, et certainement un peu plus long. Neuf plages seulement ? Malgré la qualité de celles-ci, pourquoi ne pas avoir profité de l'occasion pour ajouter les titres sortis indépendamment depuis 2019 et ainsi gonfler un peu le contenu du CD ? C'eût été une opportunité de proposer enfin sur support physique In the End (2020), Woman in the White House (2020), Circles (2022), Night Life (2023), pour ne citer que les premiers qui me viennent à l'esprit. Il y avait largement la place. Mais non, pour un moment encore, ces chansons-là, ce sera en streaming uniquement.
Je m'étend un peu sur ce détail, anecdotique peut-être, parce qu'il fait spéculer sur le devenir du format album et sur sa résilience. Balancer un titre dématérialisé sur internet fait certainement gagner des frais de fabrication, transport et stockage, mais ça n'évite pas l'éphémère et la disparition rapide dans un grand tout numérique indistinct. Quelque part quelqu'un a dû se rendre compte que la sortie d'un album n'était finalement pas (ou pas encore) un événement anodin, surtout pour une artiste de la stature de Sheryl Crow et en gardant à l'esprit l'âge et les habitudes de consommation de son public principal. Je ne peux que souscrire à cette constatation. Il est dommage que l'on ne soit pas aller au bout de la démarche et fait de Evolution une oeuvre un peu plus consistante, quelque chose de vraiment significatif, pas un simple prétexte à une tournée, un opus plus marquant, restant davantage dans les mémoires pour ses chansons plutôt que par sa position chronologique dans une discographie. Ce serait dommage que l'aventure se termine sur « juste un album de plus ».
C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.
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