Extreme en version non expurgée

Extreme... Groupe prometteur du début des années 90... Né dans le fertile terreau du hard rock van halenien pour prendre très vite une indépendance couronnée de succès avec leur second album, Pornograffitti. La décennie s'ouvrait à eux et ils allaient tout dévorer ; ils en avaient les moyens.

Puis Nirvana est arrivé et d'un coup toute une partie du paysage musical a pris comme un coup de vieux... Oh, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : le courant dit « grunge » ne trouvera pas en moi un ennemi, mais force est de constater que le son et la virtuosité d'Extreme n'a plus eu ensuite la faveur des projecteurs et l'attention du grand public. La grande histoire de la musique rock allait s'écrire sans eux désormais.

Paradoxalement, c'est à ce moment que le groupe publie son œuvre la plus ambitieuse : un album concept fleuve, tour à tour sur le relativisme, les passions humaines, l'inanité de l'existence, la recherche de dieu, la rédemption,... Relativisme, ou multiplicité des points de vue si vous préférez, parce que les 15 chansons du disques sont divisées en trois parties, faisant directement référence au titre de l'album : les « trois versions – ou côtés – de chaque histoire (three sides to every story) », à savoir « la tienne (yours) », « la mienne (mine) » et puis « la vérité (the truth) ».

« Attends, une minute là... 15 chansons ? Moi à l'arrière de mon CD, je n'en vois que 14 ! »

Excellente remarque, ami lecteur : l'édition CD standard de l'album ne comporte en effet que 14 chansons. Toutefois le projet initial devait pourtant bien s'étendre sur 15 titres, mais pour faire tenir tout cette masse de musique dans les limites techniques du disque compact, le groupe a du, la mort dans l'âme, écarter une chanson – Don't Leave Me Alone – du produit final.

Le morceau n'a pas disparu pour autant. Il figure par exemple sur la version vinyle de III sides..., mais si on le recherche dans un format numérique, alors il faut se tourner sur quelques éditions bien spécifiques de singles extraits de l'album. On retrouve ainsi Don't Leave Me Alone joint à Tragic Comic (plutôt aux USA) ou à Stop the World (plutôt au Royaume Uni). Il existe enfin une édition « deluxe » de III Sides...(disponible au Japon) où le CD de base est accompagné d'un mini-CD de 8 centimètres portant ce fameux titre écarté. Donc, si l'on veut absolument se procurer cette chanson il existe quelques pistes...

(version "deluxe" japonaise - notez le petit disque à gauche - photo trouvée sur le net)

« Attends encore là, mais heu... juste... heu... téléchargement ? C'est pas plus simple ? »

Pathétique remarque, ami lecteur : ici, on est vieux jeu, on privilégie le support physique, sinon où serait le plaisir de la quête ?

Je reprends : il existe quelques pistes que j'ai envisagé d'explorer. La version japonaise m'intéressait peu parce que j'allais me retrouver avec l'album principal en deux exemplaires. Restaient donc les singles, mais alors un nouveau problème apparaît : comment identifier exactement celui qu'il me fallait ? Différentes versions d'un même single avec différents titres annexes existent en effet, des variations territoriales pas toujours facile à détecter, surtout quand une description précise du contenu manque dans les annonces des sites de vente de seconde main... Bref, je vous résume tout ça : j'ai fini par mettre la main sur un Stop the World britannique, comportant enfin le fameux Don't Leave Me Alone. On « rip » avec iTunes (par exemple), on modifie les métadonnées pour replacer le petit nouveau dans la tracklist de l'album (juste après God Isn't Dead ?) et on est près à écouter tout ça.

(c'est écrit dessus)

Les 6 premiers titres de III Sides... sont clairement dans une veine heavy metal, ça cogne, ça hurle, ça riffe dans tous les sens. Extreme est toujours cette mine survoltée de mélodie, d'énergie et de virtuosité, propulsé par le talent du guitariste Nuno Bettencourt. Oui, désolé, à mes yeux, c'est lui le génie du groupe, et c'est pour lui que j'écoute Extreme. Par rapport à Pornograffitti, sorti deux ans auparavant, on sent le groupe tout de même sur un versant plus sérieux, moins fun peut-être, moins juvénile, moins sautillant, plus sec, mais ce changement de ton ne gâte rien. Les textes sont sombres et souvent politiques. Aucun titres ne déméritent, mais ma préférence va ici à PoliticalamityColor Me Blind et Cupid's Dead. Je regrette le choix d'intégrer un extrait de discours de Martin Luther King dans le break de Peacemaker Die ; il est trop long, brisant un peu l'élan du morceau.

Les 6 titres suivants nous font basculer dans une ambiance plus pop et cela de manière un peu déroutante. Seven Sundays est une espèce de fantaisie vocale à la Beach Boys, accompagnée de claviers en plastique. C'est un morceau très étrange et la (relative) déception du disque pour moi. Le romantique Tragic Comic, ballade acoustique au tempo néanmoins enlevé, relève le niveau. Avec Our Father guitares électriques et batterie reprennent du poil de la bête sur un texte qui plus est très touchant sur le père absent ; la meilleure chanson de cette deuxième partie (je laisse à d'autres la lecture théologique que l'on peut faire du texte, me contentant du premier degré). S'enchaînent ensuite trois chansons plus lentes et de plus en plus désespérées : la puissante ballade Stop the World, plutôt classique, God Isn't Dead ?, court et triste morceau voix/piano et quelques cordes, enfin Don't Leave Me Alone, tout récemment découvert.

Il faudra un jour qu'on m'explique comment ils enregistrent un piano, chez Extreme. Deux fois sur trois, c'est quand même assez plat, à la limite de l'inélégance, ce qui est dommage pour un tel instrument. Les oreilles souffrent un peu et on se pose des questions... Sur l'album précédent (Pornograffitti, déjà cité) il y a un titre qui tranche avec le reste de l'album :When I First Kiss You, une petite excursion sympathique à la Sinatra, menée essentiellement par le piano, lequel a malheureusement un son plutôt désagréable. Et bien, Don 't Leave Me Alone commence avec un son de clavier assez proche.

(enfin réunis !)

« Alors donc, tout ça pour ça ? Tous ces efforts pour ajouter à cet album une chanson moche ? »

Inutile remarque, ami lecteur : j'allais poursuivre. Et bien non, malgré ce début un peu inquiétant, ce titre révèle une structure très intéressante. Si la chanson semble d'abord installer un partage couplet en mode calme (piano/voix) / refrain plus nerveux à la faveur de l'ajout de différents éléments (batterie, cordes, choeurs), il glisse ensuite dans une sorte de délire seventies avec un solo de synthé un peu démodé (mon cerveau me murmure : Carouselambra, mais ce n'est pas tout à fait ça), lequel ouvre la voie à un final envahi par les percussions façon tambours de guerre. Le tout accompagne un chant particulièrement déchirant. Très surprenante chanson, mais qui remise à sa place ne perturbe pas la progression thématique de III Sides... ; elle renforce un peu l'impression de tristesse et de désespoir qui achève cette section.

Enfin l'album se clôt sur une troisième partie aussi sophistiquée qu'inattendue, une sorte de longue pièce progressive de 21 minutes intitulée Everything Under the Sun, elle même divisée de trois volets. Le premier (Rise 'n Shine) est plutôt folk rock, avec une guitare acoustique dominante, mais avec une jolie intervention des cordes et un solo de violoncelle de toute beauté. Le deuxième (Am I Ever Gonna Change) dévoile un style plus musclé, guitare électrique en avant, chant hargneux et incantations religieuses (et les violons ne sont jamais loin). Le troisième (Who Cares) est un morceau plus calme et introspectif, débutant sur un murmure, mais qui s'envole très vite en une pièce orchestrale complexe. Sur la fin il reprend en un tourbillon sonore le thème de chacun des trois volets.

Au final, un album riche, inventif, marquant des points dans tous les registres qu'il aborde, un très beau périple musical qui réussit la prouesse de ne pas faire sentir ses 82 minutes à l'auditeur. Certes, on peut regretter une ou deux chansons plus faibles (sur 15!) et une production un peu trop compacte (les instruments mériteraient parfois plus d'espace, de respiration, surtout dans les deuxième et troisième parties), mais il n'en reste pas moins que le groupe montrait ici une formidable créativité, un belle évolution depuis leurs premiers faits d'arme ; quelle progression en si peu de temps. Un album qu'on prend plaisir à explorer et un disque à faire écouter à celles et ceux qui ne verraient dans le hard rock que du bruit basique et primaire.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.


Pour les curieux, référence discogs :

https://www.discogs.com/Extreme-Stop-The-World/release/3329018

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