Lorsque l'on est mélomane, quand peut-on situer la « première fois » ? Le moment où l'on a réalisé que quelque chose se passait, où l'on a pu se dire « la musique, c'est mon truc » ? Le plus ancien souvenir musical marquant ? Le plus ancien titre de chanson dont on puisse se souvenir ? Son premier concert ? Son premier disque ?
Tenez... d'ailleurs, c'est quoi un premier disque ? Celui que vous trouvez chez vous, parmi ceux de vos parents ? Celui qu'on vous a offert, et que vous n'avez pas forcément choisi ? Ou le premier que vous achetez vous-même, mais alors peut-être saviez-vous déjà ce que vous cherchiez et peut-être étiez-vous déjà un peu un mélomane ?
D'aussi loin que je me souvienne, la musique a toujours été plutôt considérée comme un plaisir ; ce doit être le cas de beaucoup de gens, je suppose, mais ça ne fait pas automatiquement de chacun d'entre eux une personne avec des étagères qui débordent de disques. Le déclic, ce devait donc être autre chose, plus que simplement ça, non ?
Après tant d'années, ma mémoire échoue à dresser un portrait fidèle de mes premières préférences sonores, nourries peut-être des choix parentaux, mais aussi des hasards – heureux ou malheureux – des programmations radiophoniques et télévisuelles. Je situe encore bien Ça plane pour moi de Plastic Bertrand. Je me souviens avoir adoré Uptown Girl de Billy Joel (même si à cette époque j'ignorais et ce titre et ce nom). L'étrange clip vidéo de La Serenissima, de l'ensemble Rondò Veneziano, avec ce vaisseau spatial survolant Venise, ces robots musiciens en costumes baroques, a aussi eu un impact certain. Bref, de tout et de rien, mais petit à petit, il semble que mes tout premiers amours se soient en fait orientés vers la musique classique. C'était un univers qui avait l'air tellement plus stable, plus clair, plus rassurant que tout ce que la musique pop pouvait bruyamment projeter d'elle-même sur les écrans de télévision.
Et donc, quand un beau jour j'ai reçu mon premier baladeur, un bidule pas cher, rouge je pense bien, avec un design très eighties (et des capacités très limitées : lecture/stop... et c'est tout), je me suis acheté dans la foulée ma première cassette de musique, avec mes sous à moi, et c'est vers le rayon « classique » que je me suis dirigé... Du moins, ce doit être à peu près comme ça que cette cassette de Beethoven s'est retrouvée en ma possession. Quand était-ce... ? Quelque part entre 1986 et 1988, selon mes premières estimations, mais finalement la date exacte importe peu ; c'était très tôt dans mon parcours musical en tout cas, et clairement une étape importante, la première pièce enfin personnelle de ma (future) collection.
Il s'agit d'une cassette (type II) éditée par le label Deutsche Grammophon, dans une série appelée «Walkman Classics» (un nom indiquant assez clairement le public visé). Histoire de bien montrer que l'acheteur potentiel en aura pour son argent, la durée est notée en rouge sur la première page de l'insert : 88 minutes. Une indication similaire se retrouve sur l'étiquette de la cassette elle-même : la bande magnétique contient en effet de quoi remplir « 2LP». Cette cassette a été produite au milieu des années 80, mais la musique a quant à elle été enregistrée au début des années 70. Deutsche Grammophon a puisé dans son vaste catalogue pour alimenter à peu de frais sa stratégie de séduction des audiophiles nomades. Ou pour parler plus clairement, il s'agit donc d'une réédition, pas d'un enregistrement original.
Je n'ai pas choisi cette cassette par hasard. Le nom de Ludwig van Beethoven, de même que ses 5ème et 6ème symphonies, sont des repères généralement bien identifiés par le grand public. Plusieurs mélodies ici présentes, surtout le premier mouvement de la 5ème, comptent parmi les « tubes » de la musique classique. J'en avais déjà entendu parler, sûrement aussi je les avais déjà entendues tout court. Pour mon premier placement, j'ai opté pour une valeur sûre.
Sur la face 1, on trouve donc la 5ème symphonie, et comme il restait sans doute un peu de place, l'ouverture d'Egmont été ajoutée. La 6ème symphonie occupe la face 2. À la manœuvre, on a l'orchestre philharmonique de Vienne dirigé par l'autrichien Karl Böhm – des noms qui ne me disaient rien à l'époque... alors ceux-ci ou d'autres... La mention de Vienne conférait toutefois à l'ensemble un peu plus de prestige que s'il s'était agit de la fanfare de Moulinsart. Quant au chef d'orchestre... Bien sûr, avec le recul, je me dis que j'aurais préféré quelqu'un qui ne soit pas un ancien nazi, mais c'est un critère qui, d'une part, était encore un peu abstrait pour moi à ce moment et, d'autre part, risque en général d'écarter beaucoup de monde actif dans les milieux culturels européen du XXèmesiècle. Je me console en me disant que le bonhomme était déjà mort quand j'ai acheté cette cassette ; il n'aura pas profité de mes deniers.
La 5ème symphonie de Beethoven représentait pour moi le morceau de choix du programme, c'est elle avant tout que je voulais posséder. Je me suis passé le premier mouvement encore et encore, au point que ce doit être le morceau de musique classique que j'ai le plus écouté. Encore aujourd'hui, je le trouve d'une grande virulence, habité par un souffle impressionnant. C'est de la musique classique qui défonce les portes à coups de pied. Si l'ambition était bien ici de narrer les tourments de l'âme humaine aux prises avec le destin, force est de constater qu'a minima, « tourments » est bien le mot qui convient.
Si le deuxième mouvement est bien plus calme, il n'est pas avare en trouvailles mélodiques pour qui a la patience de tendre l'oreille ; j'aime particulièrement une petite séquence orientalisante dans les derniers instants.
Le troisième mouvement réintroduit un certain dynamisme à coup de cor de chasse et de violoncelles (mais peut-être que je me trompe sur les noms des instruments mis en avant). Si le poète romantique se croyait libéré du joug de la destinée, il se trompait magnifiquement.
Cependant, l'histoire se termine sur un air de victoire avec le quatrième mouvement, plein de grandiose et d'épique ferveur. J'avoue que la manière dont le troisième mouvement se fond dans le quatrième m'a longtemps empêché de bien situer la limite entre ces deux parties (avant l'ère du CD et du découpage numérique des plages).
L'ouverture d'Egmont qui suit et clôture la face 1 m'a toujours un peu interpellé... Déjà parce que je ne savais pas ce qu'était une « ouverture ». Ensuite parce que si une « ouverture » désignait bien ce que ça semblait désigner, où était le reste ? Beethoven a composé le début et puis s'est lassé ? Après tout, ce ne serait pas la première œuvre inachevée... Plus tard, j'ai découvert que l'on pouvait parfaitement publier des compilations ne reprenant – par exemple – que des ouvertures d'opéras, alors, j'ai cessé de m'inquiéter. Quoi qu'il en soit, le morceau ne manque ni d'une certaine fougue, ni d'un certain solennel. Si j'étais empereur de l'univers, ou un genre de mandarin de ce genre, je verrais bien un morceau de ce style pour accompagner mes déplacements dans mon palais (parce que j'aurais un palais, forcément).
La 6ème symphonie, dite Pastorale, était tout autant une référence pour moi à l'époque, mais peut-être un peu moins marquante. La mélodie du premier mouvement, surexploitée dans tant d'autres occasions (publicité,...) est bien connue. À nouveau, on ne peut pas dire que cette symphonie manque à son devoir, ici exprimer la contemplation de la vie bucolique. À cet égard, si on est dans un mood «viens ma mie, rêvassons paresseusement à l'ombre des frais bocages», c'est la bande-son qui s'impose. C'est beau, en effet, et aussi champêtre que l'idée que l'on peut s'en faire, je suppose.
Mon principal problème avec cette symphonie, c'est que je la trouve trop longue. C'est probablement dû au deuxième mouvement, particulièrement paresseux de fait ; là c'est même l'heure de la sieste à l'ombre des frais bocages. Pourtant, elle n'est pas tellement plus longue que la 5ème (et elle est certainement plus courte que la 3ème ou la 9ème ainsi que je le découvrirai plus tard), mais elle a l'air de durer si longtemps... La séquence de l'orage (troisième mouvement) réveille un moment l'auditeur, mais le long, long final nous replonge dans une sympathique, mais cotonneuse langueur.
En résumé, la 6ème, oui, mais après un café noir, ou par petites touches.
Je crois que j'aime bien le mot symphonie, il sonne bien, il fait grande musique. Et tout de suite, on sait que l'on aura droit à tous les musiciens, à tous les membres de l'orchestre, qu'il y aura du monde, que ce sera touffu. Comme un opéra, un peu, mais sans tous ces gens qui chantent dans une langue que je ne comprends pas. C'est aussi pour cela, inconsciemment sans doute que mon choix s'est arrêté sur cette cassette, laquelle ne se doutait pas alors qu'elle serait la première étape d'une collection qui dure toujours.
C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.
Pour les plus curieux, référence discogs :
Mise à jour. Le site discogs est bien entendu une mine d'information et d'illustrations de très grand intérêt. Les publications originales des oeuvres compilées ici devaient avoir été publiées à l'origine sous la forme de ces disques-ci :
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