Un peu d'archéologie avec Fats Domino

 


Si l'on veut partir à la recherche de mes plus anciens souvenirs musicaux, il est essentiel de mentionner l'immense (par le talent) Fats Domino. Ma mère aime beaucoup Fats Domino ; c'est pourquoi on avait un LP avec ses grands tubes à la maison. Fats Domino – Ses 20 plus grands succès, c'est même écrit dessus. Ma mère le passait toujours à un volume très fort et on dansait dessus un peu n'importe comment dans le salon. J'étais tout petit, soyez indulgent. C'était probablement mon premier vrai contact avec le rock 'n' roll ; d'une certaine manière, ma découverte de la musique américaine en général a débuté avec Fats Domino. Je crois que je parvenais à peu près à situer le bonhomme dans le temps. Pour moi, il devait faire partie des «vieux», c'est-à-dire après les dinosaures, mais avant ma naissance. Attention, pas tout juste avant, mais plutôt la période qui précédait un peu la période avant moi. Quand mes parents étaient jeunes, je suppose, mais après la découverte du feu et de la roue. Oui, la chronologie, c'est pas simple quand on est petit...

Je me souvenais encore assez bien du dessin de ce bon Fats souriant sur la pochette, et quand j'ai remis la main sur ce LP, je n'ai pu m'empêcher de sourire avec lui. Aujourd'hui cependant, je peux considérer l'objet d'un oeil un peu plus critique.

La mention pas discrète «VU A LA TÉLÉ» en haut à droite fera tout de suite grincer des dents chez les uns. Ce n'est pas vraiment ce qu'on écrit sur un objet de prestige. Là, on est plutôt chez des gens qui vendent de la musique comme du saucisson.

Le label « Arcade records » en haut à gauche fera sourciller avec inquiétude chez les autres. C'est en effet un label plutôt connu pour ses compilations bon marché, avec des LP dont les faces étaient souvent remplies au-delà du raisonnable. Ici, ça devient un peu technique... Si vous voulez mettre beaucoup de musique sur une face de vinyle, vous devez réduire un petit peu la largeur des sillons, mais vous perdez alors en qualité de son. Chez Arcade, l'étalon semble avoir été le nombre 20. Chaque disque devait invariablement faire figurer 10 chansons sur chaque face, ce qui est beaucoup. Ce ne sera donc pas ici qu'on trouvera la meilleur qualité, d'un point de vue purement technique de restitution sonore. C'est amusant parce que dans le cas de cette compilation-ci, les chansons étant plutôt courtes (ainsi que c'était globalement l'usage dans les années 50, Fats Domino ne faisant pas exception), il reste en fait un peu de place avant d'atteindre le label au centre du disque. Donc on aurait pu, je ne sais pas... donner un peu plus d'espace aux sillons, ou alors ajouter deux ou trois titres... Mais non, apparemment, chez Arcade, c'est 20 chansons, ni plus ni moins. On ne change pas de procédé de fabrication à chaque LP, je suppose.

Mais tout n'est pas négatif ; la mention «enregistrements originaux» et au verso les remerciements à «United Artists Records» (la maison de disque exploitant alors le catalogue de Fats Domino enregistré dans les années 50) nous rassurent un petit peu quant à l'authenticité des masters utilisés pour cette compilation. C'est toujours ça.

Une fois posé sur la platine, qu'est-ce que ça donne ? Il faut bien avouer que même si ça reste écoutable, la qualité sonore n'est pas vraiment au top. Plusieurs raisons à cette situation, je suppose. D'abord, ce sont des enregistrements vieux de plus de 60 ans sur un pressage ignorant tout du concept de haute fidélité. Ensuite, comme on l'a dit, les sillons étant ce qu'ils sont, il en résulte une dynamique réduite. Le son a l'air « étroit », les instruments ont l'air entassés les uns sur les autres, ça manque de détails, de profondeur. Enfin, c'est un vieux disque avec de nombreuses traces d'usure. Surtout sur le début de la face A d'ailleurs, pour des raisons que l'on peut deviner : c'est la section du disque la plus exposée aux attaques (y compris maladroites) du diamant et c'est aussi la partie statistiquement la plus jouée. On sait quand on lance une lecture, mais on ne sait jamais si on ne sera pas interrompu avant la fin.

Et musicalement, qu'en est-il ? En y repensant, je m'interroge sur le sens du titre... Ses 20 plus grands succès... Comment a-t-on mesuré ça ? Je veux dire : c'est une formule gratuite, ou bien on a vraiment sélectionné les titres qui ont été les plus vendus, les plus diffusés... ? Difficile de savoir, n'est-ce pas ? A priori, je soupçonne du langage publicitaire non contractuel. Pour je ne sais quelle raison, ça a l'air tellement plus étrange de voir écrit cette formule en français plutôt que les innombrables Greatest hits existants par ailleurs... Alors j'ai fait quelques recherches. La principale période de succès de Fats Domino, celle qui a vu naître ses plus gros tubes, coïncide grosso modo avec la période rock 'n' roll en général, c'est-à-dire la seconde moitié des années 50 (et même un peu au-delà encore, au début des années 60). La plus grande partie des chansons de notre disque apparaissent en bonne place dans les tops de l'époque ; l'appellation «grands succès» n'est donc pas usurpée. Blueberry HillAin't That a ShameWhen the Saints Go Marching InWalking to New OrleansMy Blue Heaven,... les grands standards sont tous là. Mais de toute manière, que ce contenu soit sanctionné ou pas par le marché du disque, il n'en est pas moins particulièrement recommandable. On a sélectionné 20 titres, mais on aurait pu en prendre 40 sans nécessairement perdre en qualité. Fats Domino propose en effet un rock généreux, jovial et plein d'allant. Ça swingue et ça chaloupe, ça tape du pied et ça claque des doigts. La voix de Fats Domino, immédiatement reconnaissable et aussi souriante que le personnage, ne manque pas de personnalité ; il ne chante comme aucun autre. Etrangement, alors qu'on écoute un pianiste, le clavier est assez discret dans le mixage, cantonné à marquer la rythmique (hormis quelques exceptions comme I'm Ready ou Whole Lotta Loving), tandis que la trompette est en revanche très présente. Il faut probablement y voir la marque du trompettiste Dave Bartholomew, arrangeur et producteur de Fats Domino, et aussi co-auteur de beaucoup de ses meilleures chansons. En résumé, un disque techniquement limité, mais au contenu indéniablement savoureux.

Ensuite, dans mes archives, il y a une cassette... Je pense qu'elle a du arriver dans la famille quand, privé un moment de platine vinyle, on l'a rapidement achetée pour pouvoir écouter à nouveau le grand Fats. Le critère décisif a du être le ratio nombres de chansons / prix, comme souvent, ce qui explique que l'on soit ici en présence d'une compilation bon marché.

La pochette est esthétiquement douteuse. Fats Domino est cette fois représenté en photo et non plus en dessin, mais les couleurs choisies, rose et jaune, piquent un peu les yeux. Un point (un peu) amusant : cet insert présente en haut un artwork au format carré, et en-dessous, une répétition du titre et le tracklisting de chaque face. C'est une façon de reprendre l'artwork original du LP sans devoir le retoucher pour l'adapter au ratio rectangle de la cassette. C'est aussi moche que c'est paresseux. Je remarque tout de même le dessin du domino à côté du nom Domino ; une timide tentative de se montrer visuellement créatif sans doute... Bon, j'imagine que pour le prix que ça a dû coûter, on ne devrait pas trop se plaindre.

Comme pour le LP de chez Arcade, ce genre de produit peut aujourd'hui susciter quelques appréhensions quant à la qualité sonore de l'ensemble. Déjà, il s'agit d'une bande de type I. Ensuite, c'est publié chez un obscur label nommé «Fun» qui inspire peu confiance : on cherchera en vain la moindre référence aux ayants-droits originaux. Ça manque de sérieux et, de fait, la qualité d'ensemble est assez basse. Si ça reste écoutable, c'est tout de même un peu brouillon, un peu bouché aussi, comme si ça occupait tout son (trop petit) espace au point de se cogner au plafond, ça sature par endroit. En outre, l'âge de la bande n'aide sans doute pas à ce que tout se passe au mieux.

20 Greatest Hits dit le titre. De ces 20 chansons, 12 sont communes au LP précédent (les grands standards). On constatera donc l'existence d'un noyau stable et on tentera de profiter de la part substantielle de nouveaux titres ; certains sont d'ailleurs un peu postérieurs à la période précédemment couverte, par exemple Heartbreak Hill (1964). Comme je l'ai déjà dit, Fats Domino est d'une régularité rarement prise en défaut dans ses prestations et on est ravi malgré tout de cette matière supplémentaire. Mais surtout, ce qui frappe d'abord sur cette cassette, c'est bien la prise de son. Plusieurs des plages sont en effet enregistrées en public (ou bien ont l'air d'être enregistrées en public, vu la présence d'applaudissements nourris), et ce alors que l'insert est totalement muet sur cet aspect des choses (pas très étonnant). De prime abord, devant cet assemblage étrange, on se demande si on ne s'est pas fait avoir (réponse : oui). Mais ensuite, on se dit que c'est l'occasion d'écouter autre chose, des versions sensiblement différentes, une opportunité de se rendre compte que Fats Domino, ça fonctionnait aussi sur scène. On constate que le piano est un peu plus présent, que ça swingue toujours autant et que les musiciens qui l'accompagnent ne sont pas en reste ; en fait, tout le monde se lâche un peu, ce qui fait qu'au final, le talent de Fats aidant, on s'amuse tout de même bien avec cette cassette un peu pourrie. Je crois que ce gars pourrait chanter avec un masque et un tuba que ce serait toujours génial. Pour l'anecdote, j'ai souri en retrouvant ici Why Don't You Do Right ?, la chanson vénéneuse que chante Jessica Rabbit dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988). 

Bien des années plus tard, je me suis dit que ça faisait tout de même longtemps que je n'avais plus écouté Fats Domino, cette idole de ma jeunesse... Et surtout, ne serait-ce pas le moment de l'écouter enfin dans de bonnes conditions, c'est-à-dire, par exemple, en CD ?

Après quelques recherches, mon choix s'est arrêté sur Greatest Hits – Walking to New Orleans, un disque publié en 2007 chez Capitol/EMI. Ici on sent tout de suite qu'on est chez des gens sérieux : une pochette plutôt jolie, un livret de 12 pages avec un texte de présentation de l'artiste et des photos d'archives. Pas moins de 30 plages composent le programme du jour, mais si parmi celles-ci, 16 nous sont déjà connues, étrangement When the Saints Go Marching In ne fait pas partie de la sélection. En revanche quelques titres d'avant 1955 (date du grand succès de Ain't That a Shamesont présents et témoignent d'une volonté de réaliser une compilation un peu plus représentative. Il est intéressant de constater que sur toute la période couverte, Fats Domino est resté très constant et ses mélodies toujours entraînantes et robustes ; c'est le même artiste de bout en bout et si l'on constate une évolution elle est plus technique (meilleur son) qu'artistique (ça reste du bon vieux rock 'n' roll pendant 30 plages).

D'un point de vue (ou d'ouïe) purement sonore, on constate tout de suite une fameuse évolution par rapport aux deux essais précédents. Certes, tout n'est pas impeccable : on parle tout de même d'enregistrements de plus d'un demi-siècle et certaines limites, certains défauts de l'époque sont probablement insurmontables, mais la remasterisation permet ici d'en tirer le meilleur parti et rend à la musique toute son ampleur. Comment dire... Le son est beaucoup plus large, plus espacé, les instruments, la voix peuvent s'étendre sur une plus grande surface, se détachent lieux les uns des autres. Cette nouvelle compilation apporte aussi une netteté accrue, limitant saturation et distorsion, et plus de textures, de nuances et de naturel. En bref, tout ce qu'on est en droit d'attendre d'une édition moderne de vieilles chansons.

Bien sûr, on triche un peu ici, puisque l'on compare un LP peu ambitieux ou une cassette assemblée n'importe comment à un CD soigné, largement postérieur et bénéficiant des dernières technologies de restauration et de gravure. Cet émerveillement est donc à prendre avec les pincettes d'usage. A l'échelle de ma modeste collection toutefois, ce disque est une addition très bienvenue et je suis ravi de profiter enfin du swing du grand Fats de cette manière. Je peux recommencer à sautiller dans mon salon... mais pas trop longtemps tout de même ; mes articulations n'ont plus la souplesse de mon enfance...

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.


Pour les plus curieux, références discogs :

https://www.discogs.com/fr/Fats-Domino-Ses-20-Plus-Grands-Succès/release/1798638

https://www.discogs.com/fr/Fats-Domino-20-Greatest-Hits/release/7156573

https://www.discogs.com/Fats-Domino-Greatest-Hits-Walking-To-New-Orleans/release/3783241

Commentaires

  1. J'adore Fats Domino, mais j'avoue ne connaître que quelques chansons de lui (ses plus gros tubes). Je devrais sans doute creuser un peu...

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