Dire Straits : combien de Brothers in Arms ?

Je vous ai déjà dit que j'aimais beaucoup Mark Knopfler ? Cet artiste est probablement surtout connu pour son activité (dominante) au sein du groupe de rock Dire Straits, lequel est surtout connu planétairement à travers le succès de leur 5ème album publié en 1985 : Brothers in Arms. Des millions de disques vendus, une tournée gigantesque, des clips vidéos diffusés partout... Groupe volontiers mainstream, mais appliqué, il avait quelques atouts pour emporter l'estime d'un large public : des auditeurs peu soucieux des aventures plus extrêmes comme le punk ou le métal, des mélomanes attentifs, plus enclins à apprécier le travail consciencieux des musiciens, d'autres égarés encore peut-être...

Considérant les choses de mon point de vue, je me dis que j'aurais pu connaître Brothers in Arms. Je veux dire « connaître » dans le sens de vivre cet épisode de la carrière de Mark Knopfler « en direct », mais en fait non. Je ne sais plus trop pourquoi, mais c'est une musique qui m'est passée complètement au-dessus de la tête. Je devais être trop occupé à écouter du Beethoven probablement. Qu'on se rassure (ou pas), ce n'était que partie remise et j'ai eu ma chance quelques années plus tard.


Lorsque l'album Brothers in Arms me tombe entre les mains... Attention, j'ai bien écrit « me tombe entre les mains » et pas « me tombe des mains ». Donc, lorsque l'album Brothers in Arms me tombe entre les mains, c'est d'abord sous forme de cassette – c'était le triste lot du pauvre gars qui n'avait qu'un baladeur comme seul compagnon de jeu. Envoyez-moi de l'argent.

Editée par un label sérieux (Phonogram/Vertigo), cette cassette présente une bande de type II. Le boîtier plastique est très standard, avec une partie transparente. La cassette est noire avec une étiquette grise. Rien de fabuleux, que du fonctionnel. L'insert de la cassette reprend l'artwork original bien connu (la guitare qui semble planer dans les nuages), mais remis en page en fonction du ratio rectangle propre à ce format. C'est un peu moins élégant que les versions LP et CD, mais à la guerre comme à la guerre ; la cassette est souvent le parent pauvre de toute politique éditoriale dans le domaine de la musique. Il est manifestement plus facile de privilégier un disgracieux recadrage à une laborieuse refonte. Passé la première page, le contenu de l'insert fait figurer toutes les informations légales, les noms des intervenants et les paroles des chansons. Comme c'est écrit très petit, il faut avouer qu'on s'abîme un peu les yeux à essayer de lire tout ça.

La cassette a toutefois un petit avantage sur le LP : débarrassé des limites techniques du vinyle, l'album y apparaît dans sa version intégrale (55 minutes au lieu de 47), la même durée que sur CD (récemment on a pu voir une réédition LP sur 2 disques, permettant ainsi d'atteindre les mêmes 55 minutes).

J'avoue que ça faisait bien longtemps que je n'avais pas passé cette cassette... Pour ce que je peux en juger le son est encore acceptable, mais on constate que l'objet commence à faire ses 35 ans... Il a clairement vu des jours meilleurs. On entend ici ou là quelques inégalités, ou bien encore la bande se bloque (et le lecteur, révisé il y a peu, est hors de cause).


Quant au contenu, ma foi, que n'a-t-on pas déjà écrit sur Brothers in Arms ? Que ce soit pour déplorer son positionnement artistique trop consensuel, commenter son succès commercial, s'extasier sur son efficacité mélodique. Et qu'ajouter qui n'ait pas été dit ? Je me contenterai de quelques remarques, obligatoirement personnelles.

L'album présente une manifeste signature sonore propre aux années 80 : enregistrement numérique, son très « clean », synthétiseurs (pour l'occasion, le groupe s'est adjoint les services d'un second claviériste). En revanche, je ne le trouve pas froid et désincarné. La prise de son de la plupart des guitares et surtout de la voix de Mark Knopfler est loin d'être sans chaleur. En outre, toujours un oeil dans le rétroviseur artistiquement parlant, Dire Straits propose un répertoire respectant ses racines blues et rock 'n' roll, un hommage qui apporte un petit supplément d'âme finissant d'inhiber une éventuelle sécheresse de production.

En prenant un peu de recul, c'est toutefois un disque qui me laisse indécis. Certes, il y a les tubes, les chansons immédiatement accrocheuses qui feront à raison le succès de l'album (Money for Nothing), mais ils sont accompagnés de titres plus difficiles, presque à contresens par rapport à la démarche à première vue volontiers séductrice de Brothers in Arms. On peut facilement se laisser convaincre par l'immédiateté d'une chanson fun comme Walk Of Life, mais on restera circonspect devant l'étrange berceuse progressive Why Worry. De même la pop solaire de So Far Away donne facilement le sourire (malgré un texte en vérité plutôt désabusé), mais le sombre The Man's Too Strong réclame un auditeur plus exigeant. De plus, après quatre albums toutes guitares dehors, on est frappé par la plus grande variété des textures mises en oeuvre ici. C'est presque comme si les solos du guitariste passaient un peu au second plan. Enfin, c'est aussi le disque de Mark Knopfler qui laisse transparaître le plus son intérêt pour le free jazz, à petite dose certes (percussions, saxophones, dilatation temporelle de certains titres), peut-être pas le genre de démarche la plus facile à proposer à un public rock mainstream. Pour résumer, j'aurais tendance à contester la description faite souvent à propos de ce genre de disque à succès comme étant « bourré de hits ». Au contraire, une part non négligeable du contenu me semble paradoxalement moins facile d'accès, exige une immersion plus consciencieuse pour être appréciée.


Après quelques années, au fur et à mesure du développement de mon matériel d'écoute, j'ai commencé à acheter en CD les albums de Dire Straits que je possédais déjà en cassette. Quand on aime, on ne compte pas... Pour Brothers in Arms, pensé dès le départ pour adopter le nouveau format, c'était presque une évidence.

Malgré son boitier très standard, le disque présente une face joliment décorée : l'image de la rosace de la guitare figurant sur la pochette est suggérée par quelques aplats turquoise. Ça n'a l'air de rien aujourd'hui, mais ce genre d'effort esthétique n'était pas si courant à une époque où l'on devait se contenter d'un lettrage basique à cet endroit.

Le livret a le format carré attendu, un peu plus élégant et surtout un peu plus lisible que pour une cassette, mais il consacre aussi toute une page à des informations d'ordre plutôt technique (et en 4 langues). Au premiers temps du disque compact, il fallait en effet éduquer le consommateur, lui expliquer ce qu'il avait entre les mains. On avait par exemple mis au point une signalétique plutôt confuse à base de A et de D pour indiquer le degré de « numérisation » à l'oeuvre à chaque étape de la production. Il fallait aussi donner quelques directives sur la manipulation et l'entretien de ce nouvel objet... Ce genre de précaution est devenue inutile, mais ça m'a amusé de les relire aujourd'hui.


A cette époque, le CD était d'abord vu comme la garantie d'obtenir un son impeccable, débarrassé des bruits de surfaces du vinyle ou des bandes magnétiques, des craquements ou du souffle, une « propreté » sonore qui était en outre perçue comme durable (aucun contact physique, aucun frottement contre le disque pendant la lecture, donc a priori aucune usure). Pour le dire autrement, avant même de se poser des questions de « mastering » ou de « bitrate », le CD, c'etait juste parfait, moderne, futuriste, commode et propre. Et c'est exactement ce qu'on a ici : la même chose que sur cette bonne vieille cassette, mais en mieux, plus clair, plus large aussi, tant la surface sonore qui s'offre à l'auditeur semble être une piste sans obstacle. A vrai dire, on ne voit pas comment ça pourrait mieux sonner que ça. C'est ce que la musique devrait toujours être.

Au milieu des années 90, Dire Straits est mis en sommeil (très) prolongé ; autant dire que le groupe n'existe plus en fait. La véritable carrière solo de Mark Knopfler va démarrer avec un premier album prévu pour 1996. La maison de disque de l'artiste en profite pour rafraîchir le catalogue du groupe : tous les albums sont republiés en version remasterisée. Aucun bonus particulier ne vient accompagner ces rééditions. Aujourd'hui, pour une opération de ce genre, on proposerait tout de suite une grosse boîte avec l'album en plusieurs versions et/ou formats, avec des additions plus ou moins heureuses (versions «démo» des chansons, mix alternatifs, chutes de studio, enregistrements en concert), mais à l'époque, ce genre de réédition pouvait encore se faire sous un habillage vraiment très dépouillée.


Bien entendu, Brothers in Arms n'a pas fait exception à ce rafraichissement. A première vue, on pourrait trouver ça surprenant. Après tout, une remasterisation a d'abord pour but d'améliorer le rendu perfectible des premières éditions CD, souvent obtenues à la suite d'un transfert mal maîtrisé des originaux analogiques, quand l'ère numérique commençait à peine et que la technologie était balbutiante. Dans le cas de Brothers in Arms cependant, où les originaux sont déjà numériques, on peut s'interroger sur l'intérêt de l'opération... Quoi qu'il en soit, ils l'ont fait.

On sait, si on me lit attentivement, que ce n'est que tout récemment que j'ai pu acquérir cette version, en tant qu'élément d'une récente intégrale au packaging minimaliste. Je n'ai donc pas eu en main la version de 1996, de toute manière visuellement très proche de l'édition de 1985 (mis à part le fond transparent du boitier), non, moi j'ai eu un simple disque glissé dans une pochette en carton, imitant ainsi un LP en plus petit. Pour être honnête, le disque lui-même est beaucoup plus richement décoré (il reproduit le dessin qui figurait sur l'étiquette du vinyle). Quant à la pochette, elle comprend également les paroles des chansons sur une feuille séparée pliée en quatre, avec le texte bizarrement imprimé en rose sur fond bleu clair, ce qui le rend à peine lisible.

D'un point de vue sonore, la première chose qui frappe, c'est le volume. La musique est beaucoup plus forte sur l'album remasterisé. Et là, l'oreille avertie lève un sourcil suspicieux : ne serait-on pas devant un de ces cas de figure qui privilégient la puissance globale à la dynamique ? Cherchez « loudness war » sur internet pour parfaire votre éducation. C'est un élément à garder en tête, mais j'avoue que dans le cas de Brothers in Arms, ce n'est peut-être pas un mal en fait, du moins tant que le « boost » sonore est mesuré. C'est en effet un album qui, dans sa version originale, a toujours sonné un peu plus bas que les autres. Dès lors, cette injection de vitamine est plutôt bienvenue. Pour le reste, c'est toujours identiquement propre et clair. On n'entend pas plus de choses, mais on les entend mieux. Et horizontalement, si je puis dire, l'étendue de ce qu'on entend n'est pas plus large, mais plus enveloppante.

En 2005, Brothers in Arms fête ses 20 ans. On réédite l'album, mais cette fois dans une version Super Audio CD (SACD) avec un nouveau mixage spécifique (5.1/surround sound, ce genre de chose). Autant vous le dire tout de suite, je n'ai jamais écouté cette version, faute du matériel adéquat, mais ce disque est aussi hybride ; c'est-à-dire qu'il comporte une couche de données lisible cette fois par n'importe quel lecteur CD. Ce fut une raison suffisante à mes yeux pour l'acquérir, mais on notera qu'à l'instar de l'édition de 1996, c'est une façon à nouveau très peu substantielle de proposer du neuf : rien de plus que l'album de base, pas de titres additionnels, aucun bonus d'aucune sorte,...

Le boîtier est de type «digipack» (carton/plastique). Il fait apparaître l'artwork familier, mais dans une mise en page légèrement modifiée : la guitare prend davantage de place et voit sa couleur rehaussée d'un joli effet métallique (qui passe assez mal en photo). Le livret reprend les informations habituelles, mais ajoute un petit texte de commentaire signé Robert Sandell. Le disque lui-même reprend le principe de la décoration du CD original, mais remplace le turquoise par le gris.


D'un point de vue sonore, la première chose qui frappe, c'est le volume. La musique est beaucoup plus forte sur cet album « anniversaire ». Je veux dire : plus forte encore que sur la version où elle était déjà plus forte. Et là, oui, ça commence à devenir inquiétant. En important les plages du disque dans le logiciel Audacity pour en observer le profil sonore, on constate, sans appel, que le volume a en effet été gonflé au-delà du raisonnable puisque cette opération entraîne une diminution sensible de la dynamique (et un écrêtage des hauts niveaux ; voir illustration en fin d'article). Le son semble plus puissant, plus plein, mais aussi plus lourd, plus fatigant. Bien entendu, on peu toujours diminuer un peu le volume manuellement, mais ça ne règle qu'une partie du problème. Si cette lourdeur reste gérable sur la durée d'un album, on soupire de lassitude à la perspective d'une après-midi d'écoute. Par contre, si vous êtes plutôt à la recherche d'une musique donnant tout de suite beaucoup d'impact, cette version pourra peut-être vous plaire davantage. Tout dépend en fin de compte de la façon dont vous voulez éduquer votre oreille.

Photo de famille

Pour ma part, c'est sans doute l'édition de 1996 qui me convient le mieux ; elle corrige un petit manque de punch du CD d'origine tout en préservant, autant que possible, une certaine dynamique. Et tant que j'en suis à tirer des conclusions, on aimerait un petit peu plus d'effort de la maison de disque (ou de Mark Knopfler lui-même) pour mettre mieux en valeur ce jalon du patrimoine rock anglais, eu égard à son importance auprès du public. Quoi qu'il en soit, ça nous fait bien quatre exemplaires du même album sur mes étagères... C'est dire s'il en vaut la peine, tout de même, ce Brothers in Arms...

Au-delà de l'expérience artistique de départ, le succès de ce disque sera surtout pour Mark Knopfler une expérience sociale et psychologique éprouvante (tournée géante interminable) qui, après quelques détours, le conduira presque 10 ans plus tard à une réorientation significative de sa carrière, une réduction volontaire de sa visibilité médiatique, un passage à un mode de fonctionnement plus personnel, plus effacé, et un retour encore plus accentué vers ses racines musicales traditionnelles.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.


A titre de comparaison, les différentes versions de la plage So Far Away (de haut en bas : 1985, 1996, 2005).

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