Exploration du blues : Lonnie Johnson


Comme l'a dit le poète, « toute la musique que j'aime, elle vient de là, elle vient du blues ». J'apprécie particulièrement la facétieuse répétition « que que » dans ce très beau vers ; c'est à ce genre de détail pittoresque que l'on reconnaît le vrai artiste. Mais plus important que cela, c'est aussi très vrai. Moi, j'aime bien le rock, et le rock, ça vient en grande partie du blues. C'est un très gros résumé, mais en fait quand Elvis Presley, Bill Haley ou Chuck Berry « inventent » le rock au milieu des années 50, ils ne font « que » jouer plus vite et plus carré des thèmes, des morceaux d'inspiration blues (avec un peu de country dedans aussi). C'est pourquoi, un matin, en me regardant dans la glace, alors que je cherchais une raison de ne pas être productif, je me suis dit que c'était une partie de la musique nord américaine que je me devais d'explorer. Une sorte de quête des origines musicales en quelque sorte.

Par où commencer ? La consultation de quelques articles d'un encyclopédie en ligne bien connue a eu tôt fait de me donner les grandes lignes de l'histoire, les genres et les sous-genres, les noms d'artistes qui ont compté, leur parcours, les influences, les héritages,... Je suis ensuite allé à la pêche, principalement par l'intermédiaire de compilations. On parle d'une époque où le concept d'album est encore assez abstrait (le Long Playing n'existe pas), où les artistes se contentaient d'aligner les singles, quand ils avaient au moins la possibilité d'enregistrer tout court. On est en effet confronté ici à des musiciens côtoyant souvent une relative précarité, évoluant dans des milieux parfois louches et miséreux, fabricant une musique à destination d'un public souvent aussi déclassé qu'eux (à cette époque, le blues est essentiellement une affaire afro-américaine). Les débuts de la musique enregistrée, en ce qui concerne le blues, démarre vers la fin des années 20, à un moment où cette musique existe bien sûr déjà, mais uniquement sous la forme de performance live. Cette fois, on va pouvoir l'écouter chez soi. Parmi ces premiers artistes de blues qui commencent à faire connaître leur nom par le disque, je voudrais aujourd'hui aborder le très fascinant Lonnie Johnson.

Né dans une famille de musiciens à La Nouvelle Orléans en 1899, il ne tarde pas à jouer d'un instrument (guitare et violon). Encore tôt dans sa carrière, après quelques années à jouer dans différents orchestres, il remporte un concours de talent et obtient un contrat avec la maison de disque OKeh, la maison au sein de laquelle il va publier la plus grande partie de ses premiers enregistrements, et ceux-ci seront principalement des morceaux de blues (et un peu de jazz). Il y aura beaucoup de morceaux d'ailleurs, plus d'une centaine entre 1925 et 1932. Puis la crise économique touchant durement l'industrie de la musique, il sera contraint de diversifier ses sources de revenus et de trouver du boulot ailleurs, s'éloignant du blues pendant quelque temps.


Le disque ici présent est une compilation d'enregistrements de cette époque. Publiée en 1990 par CBS dans la collection « Roots 'n' Blues », elle s'intitule Steppin' on the Blues et se présente sous la forme d'un simple CD dans un jewel case standard. L'artwork nous montre une vieille photo noir et blanc (mais vaguement colorisée) d'un jeune Lonnie Johnson à l'air timide. Le livret de 16 pages inclut, à côté des informations technico-légales et de réclames pour les autres CDs d'une collection intitulée « Roots 'n' Blues », une très intéressante présentation de Lonnie Johnson par Pete Welding, illustrée de quelques autres photographies. Sur le disque lui-même sont imprimés nom d'artiste et titres (19 au total) sans recherche esthétique particulière ; c'est le visuel standards des disques CBS de cette époque.

Pour qui ne s'est jamais penché sur ce type de musique et surtout dans ces années-là, le rendu peut sembler assez spartiate. Dans la grande majorité des cas, ces bluesmen chantent en s'accompagnant eux-mêmes à la guitare, laquelle n'est pas amplifiée. Il est fréquent aussi qu'aucun autre musicien ne participent à l'enregistrement : on a une voix et une guitare, parfois on tape du pied pour marquer le rythme. Ici toutefois, sur quelques morceaux du moins, Lonnie Johnson est accompagné par un pianiste – luxe suprême par rapport à ce que j'ai pu entendre par ailleurs avec d'autres artistes contemporains. Il y a aussi quelques morceaux qui sont d'authentiques duos, tantôt avec un autre guitariste (Eddie Lang), tantôt avec un autre chanteur (Texas Alexander) ou une chanteuse (Victoria Spivey). La prise de son rudimentaire, probablement un unique micro planté devant le chanteur, contribue à la même ambiance. Et pourtant, il faut avouer que c'est ce dépouillement qui fait aussi un peu le charme de cette musique. C'est direct, c'est brut, c'est rustique.


La sélection qui a été faite ici offre une relative variété. Parce que notre bonhomme est d'abord un musicien polyvalent, le blues tutoie volontiers le jazz ; certains passages annoncent un peu Django Reinhardt. Il faut dire aussi, et c'est un des grands intérêt de cette période, qu'on se situe à un moment où ces genres musicaux sont encore relativement jeunes, issus des mêmes milieux, proches l'un de l'autre ; blues, gospel, jazz, ragtime,.. partagent une sorte d'air de famille. Le fil rouge est bien sûr ici le jeu de guitare de Lonnie Johnson, toujours inspiré, virtuose et caméléon. Pionnier du solo « notes par notes » (par opposition au jeu basé sur des accords, grattés ou en arpèges), Johnson est toujours extrêmement mélodique et son art brille particulièrement dans les instrumentaux. Pour qui s'intéresse à la guitare, c'est un régal. En tant que chanteur par contre, je le trouve moins remarquable ; compétent, mais sans originalité particulière.

Les textes abordent surtout des thèmes très terre à terre : l'argent (surtout quand on en manque), la faim, la misère (et les matelas pleins de punaises), le boulot, les femmes (avec une dose certaine de sexisme, tant ce sont des créatures de perdition). Tout cela est très classique, mais Lonnie Johnson innove parfois avec des paroles plus sinistres (She' Making Whoopee in Hell TonightGot the Blues for Murder Only). Quant à l'insolite Toothache Blues, dialogue naïf entre un dentiste (qui soigne à coup de cocaïne) et sa patiente, il détonne quelque peu sur ce disque. Cette chanson en deux parties est notable pour le duo avec Spivey, l'étrange absence de la guitare de Johnson (le seul accompagnement étant réalisé par un piano), et le registre adopté du vaudeville davantage que du blues. Ces petites mises en scène des misères humaines rendent le blues touchant à sa façon, en même temps qu'elles offrent un petit voyage dans le temps vers une autre culture, celle d'une Amérique populaire aujourd'hui à la fois étrangère et douloureusement résiliente.


Pour une musique publiée originellement sur des 78 tours, on peut légitimement avoir quelques craintes quant à la qualité sonore. On est avant l'âge de la haute-fidélité après tout. Compte tenu de ces réserves, il faut avouer que le travail de restauration effectué rend l'ensemble tout-à-fait écoutable. Les bruits de frottements, les craquements divers et surtout le souffle restent à un niveau contenu. Et bien sûr, vu l'époque, c'est en mono aussi... Quoi qu'il en soit, on est bien obligé de faire avec, mais encore une fois, la qualité de la restitution permet de profiter d'un son suffisamment clair. Peut-être les voix ont-elles le plus souffert du passage du temps, gagnant en stridence avec les années. Enfin, il n'y a pas de mixage à proprement parler. Si voix et guitares sont fort logiquement près du micro, le piano sonne comme s'il était plus éloigné dans la pièce, ce qui était très certainement le cas. Le contexte appelle donc certes une certaine indulgence, mais il apparaît aussi que le charme de ces enregistrements fait vite oublier toutes ces limites techniques.

Ce n'est probablement ici que le début d'une fascinante exploration musicale. J'espère bien avoir d'autres occasions d'écrire à propos de ces premiers pas du blues.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

Pour les curieux, référence discogs :

https://www.discogs.com/fr/Lonnie-Johnson-Steppin-On-The-Blues/release/6176994

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