Un jour on découvre que Beethoven n'a pas écrit que des symphonies. Un jour on entend un air, joué au piano immensément mélancolique – vous devinez lequel. Un jour on se dit qu'il est temps d'acheter une nouvelle cassette pour nourrir son baladeur. Quand j'ai trouvé celle-ci à l'époque, j'étais content parce qu'elle était de la même collection que ma cassette avec les symphonies 5 et 6 qui m'avait donné entière satisfaction : « Walkman Classics ». Même boîtier, même mise en page de l'insert, même étiquette jaune, même type de bande... Cette fois un piano bleu est dessiné sur le devant dans un style un peu pastel. Je n'ai jamais beaucoup aimé cette image ; le piano avait l'air trop large et pas sérieux.
L'interprète est un certain Wilhelm Kempff dont j'ignorais alors à peu près tout. Encore un allemand ou un autrichien, ai-je dû me dire, comme Karl Böhm, ce qui est plutôt logique pour un label qui s'appelle Deutsche Grammophon. Aujourd'hui, je sais que Wilhelm Kempff est non seulement un pianiste renommé, mais aussi un triste individu dont l'attitude vis-à-vis du nazisme fut loin d'être irréprochable, pour le dire poliment (comme Karl Böhm). Il avait cessé de se produire au tout début des années quatre-vingt, mais il ne mourut qu'en 1991, ce qui veut dire qu'il était toujours vivant lorsque j'ai acheté cette cassette. Une partie, même minime, de la somme dépensée est-elle allée grossir le compte en banque de ce personnage ? J'ignore les termes de son contrat avec Deutsche Grammophon. Tout ce que je sais, c'est que l'enregistrement ici présent, datant originellement de 1965, avait déjà été publié et republié et probablement suffisamment rentabilisé avant que je puisse y changer quoi que ce soit, que ma contribution tardive n'est sûrement qu'une goutte d'eau et que peut-être sur la fin, dans un éclair de lucidité au fond de sa caboche sénile, il a regretté certains de ses choix de vie. Enfin, bon, on ne va pas refaire l'histoire : j'ai involontairement acheté une cassette à un ancien sympathisant nazi ; ça me désole un peu.
Vieux, Wilhelm Kempff ressemblait à une vieille momie, mais jeune je lui trouve un petit air de ressemblance avec l'acteur Jason Clarke. Il semble qu'il était particulièrement réputé pour sa maîtrise du répertoire germanique : Bach, Schubert, Brahms, Mozart,... et bien sûr Beethoven dont il est allé jusqu'à enregistrer deux fois l'intégralité des sonates pour piano, une fois en mono dans les années cinquante et une fois en stéréo dans les années soixante ; c'est de ce second cycle que sont extraits les morceaux présents ici.
Abstraction faite de quelques pièces de jeunesse, Ludwig van Beethoven a composé 32 sonates pour piano, entre 1795 et 1822. On les retrouve à chaque étape du développement de son oeuvre et il a même composé les dernières alors que sa surdité était déjà complète. Dans le répertoire pianistique, c'est clairement une référence, un petit univers en soi.
« 89 minutes » dit l'insert en première page. Concrètement, ça nous fait cinq sonates, un peu moins d'un sixième de l'oeuvre. Elles se succèdent dans un ordre pas du tout chronologique : la 23ème et la 15ème sur la face A, la 14ème, la 8ème et la 26ème sur la face B. Respectivement à la carrière de Beethoven, il y a donc une sonate qu'on pourrait qualifier plutôt « des débuts », quatre sonates « du milieu » et aucune de la période tardive. J'avais été surpris pas la longueur des morceaux. La plupart d'entre eux dure environ un quart d'heure, et il y en a même un qui avoisine les 25 minutes. Par commodité probablement, on ne m'avait fait découvrir cette oeuvre que par un court extrait, mais je réalisais à ce moment qu'il s'agit d'ensembles bien plus vastes.
Le son de cette cassette est encore à peu près présentable, si on fait preuve d'indulgence envers un léger et prévisible bruit souffle et quelques bizarreries acoustiques dues à l'âge de la bande magnétique, comme ces sortes d'échos inversés, quelques notes en sourdine qui précèdent de quelques dixième de seconde les notes réelles. Tout cela ne gâche pas trop l'écoute une fois la lecture lancée, même si aujourd'hui le premier CD venu a un rendu bien plus propre. Cela empêche par contre de commenter avec détail la qualité de la prise de son, du moins à mon niveau. Je me souviens avoir trouvé l'ensemble un peu froid jadis. Aujourd'hui, je serais moins négatif, c'est un son de piano somme toute correct, et d'une clarté suffisante. Les contours des notes graves auraient pu être plus flatteurs, mais on ne va pas demandé la Lune à un format nécessairement un peu limité.
Sonate pour piano n° 23 (opus 57) « Appassionata »
J'ai toujours trouvé le début de cette sonate un peu étrange. On dirait que le pianiste joue un peu n'importe quoi pour tester son instrument. Petit à petit cependant une structure fragile se met en place. Ce n'est pas une mélodie confortable, elle a toujours l'air d'être à deux doigts de se casser la figure et il faut s'accrocher un peu pour suivre où le compositeur veut nous emmener. Le désordre relatif du premier mouvement se clarifie sur la fin et se termine par une sorte de chant, presque triomphant, comme échappé d'une bataille.
Le deuxième mouvement se développe à pas feutrés sur un schéma plus répétitif et plus stable. Le ton est plus aimable, mais un peu triste aussi ; enfin, c'est mon sentiment. Il y a un crescendo à partir du milieu, les notes accélèrent, le morceau gagne en intensité. Puis tout retourne à sa pesanteur de départ.
L'air de rien on glisse ensuite dans le dernier mouvement caractérisé par un rythme plus soutenu et agité. C'est le morceau de bravoure mélodique de la sonate Il donne l'impression de ne jamais s'arrêter et nous laisse un peu sonné. Le pianiste court derrière son clavier... à moins que ce ne soit l'inverse.
Sonate pour piano n° 15 (opus 28) « Pastorale »
Celle-ci démarre très calmement, sur un air presque dansant malgré son tempo confortable, comme une valse lente. Ce début modeste n'empêche cependant pas quelques montées en intensité. Quoi qu'il en soit, le thème principal est superbe.
Le deuxième mouvement apparaît plus mécanique, dans le sens où il y a un genre de rythmique plus net dans les notes graves. Cette pulsation régulière n'empêche pas les incartades tantôt un peu fantaisistes, tantôt plus profondes, avec une belle accélération sur la fin.
Le troisième mouvement, avec cette succession de petites pièces sautillantes, semble moins ambitieux. Il est aussi très court.
Le contenu du dernier mouvement est plus décousu, mais à nouveau, certainement pas dépourvu de surprises : changements de tempo, démonstration virtuose... Dans l'ensemble, c'est une très jolie sonate, mais un mystère demeure : pourquoi s'appelle-t-elle « pastorale » ? L'évocation de la nature n'est pas aussi évidente que dans la symphonie du même titre.
Sonate pour piano n° 14 (opus 27-2) « Clair de Lune »
Le voilà, ce fameux premier morceau qui a tout déclenché. Je trouvais très pratique qu'il apparaisse au début de la seconde face de la cassette ; ça le rendait facile à retrouver, on pouvait aisément revenir au début en rembobinant la bande jusqu'à l'arrêt automatique. Dans le registre de la tristesse et de l'introspection contemplative, c'est une pure merveille. On sait que cette pièce a été écrite à la suite d'une déconvenue sentimentale ; c'est peut-être ce thème – universel – du chagrin d'amour qui la rend si familière, relatable, comme disent les anglais. Toutefois, il y a plus : le premier mouvement sonne aussi très moderne avec ce motif régulier en arrière-plan qui rythme la progression du morceau. Pour tout dire, il aurait pu être écrit aujourd'hui.
Le deuxième mouvement est un drôle de petit air de danse qui contraste étrangement avec le ton de la sonate. Il me fait l'effet d'un flashback, d'un souvenir vers un temps plus heureux, insouciant, mais perdu.
Le troisième mouvement est celui de la colère, ou du moins le moment où le pianiste lâche la bride à son trouble et à sa violence. Les notes se succèdent à toute vitesse, comme en dévalant un escalier, mais sans jamais renoncer à la moindre parcelle de musicalité. Cette détermination est cependant un combat perdu d'avance, on se jure de ne jamais plus retomber amoureux et on sait que ce sera un échec.
Sonate pour piano n° 8 (opus 13) « Pathétique »
Quelques notes qui sonnent un peu comme le carillon bancal d'une horloge sinistre ouvrent un très beau mouvement lent, mais ce calme un peu grave cède bien vite la place à une accélération du tempo et le morceau devient plus lyrique et virevoltant. C'est une partie assez longue, avec des changements de vitesse, des retours en arrière. On est prisonnier à l'intérieur de la conscience d'un individu mal à l'aise.
Le deuxième mouvement part sur un rythme un peu plus marqué, et fait chanter une jolie phrase porteuse... d'espoir, osons le mot. Une partie très simple, mais incroyablement belle.
Le dernier mouvement part sur des bases proches, mais sous des attaques plus percutantes, plus tranchées, avec une mélodie un peu moins lisse, plus accidentée.
Sonate pour piano n° 26 (opus 81a) « Les Adieux »
Étrangement pour une sonate avec ce titre, le début est plutôt enjoué. Bien sûr, avec Beethoven, les sentiments positifs se parent toujours d'un filigrane de mélancolie ; on n'est pas ici pour être heureux.
Le deuxième mouvement peine à trouver une structure claire. Le piano semble suivre une idée, changer d'avis, s'engager sur une autre piste. Beethoven avait-il un chat ? Et l'air de rien, l'atmosphère est devenue un peu plus sombre aussi.
Le troisième mouvement accentue la cadence, parfois les doigts cognent comme des marteaux, mais on sent que l'on sait un peu mieux cette fois où l'on va.
J'avoue que jadis ces sonates m'avaient quelque peu décontenancé. Je crois que je ne me représentais pas très bien ce qu'elles pouvaient véritablement être et, extrapolant à partir du premier mouvement du Clair de Lune, j'imaginais des mélodies plutôt facilement identifiables, simples et aimables, aux dimensions contenues. Me retrouvant devant des oeuvres plus longues, infiniment plus ambitieuses, complexes, virtuoses et exigeantes, je crois que je n'ai simplement pas trouvé comment les aborder, comment leur faire (mentalement) un place. Et donc, c'est une cassette que j'ai écouté assez peu au début. Bien sûr, le temps a passé depuis et en écoutant tout ça avec une oreille bien plus exercée, je suis bien davantage séduit et je puis rendre aux sonates de Beethoven toute l'importance qu'elles méritent. La simplicité du piano solo n'est plus source d'hésitation et la complexité des structures mélodiques n'est plus intimidante.
Le jeu de Kempff passe pour très classique. Je ne vois pas de raison de contester cette opinion, et je prends « classique » dans un sens positif. Peut-être manque-t-il toutefois d'une certaine chaleur, d'une certaine... implication, d'un engagement plus ardent dans ce qui est joué ? Il m'apparaît comme un peu froid et cérébral, statufié et planant au-dessus de la musique comme une idée pure de rectitude mécanique. On aimerait un musicien moins en retrait, plus émotionnellement engagé. J'exagère un peu dans ce tableau ; Kempff n'est pas un robot et il y a bien des sentiments qui passent, mais à mes oreilles, cela reste tiède. Et la qualité du son échappée de cette vieille bande magnétique n'aide sûrement pas à rendre justice au travail du pianiste allemand.
C'était cependant une étape importante, une première découverte d'une oeuvre aussi attirante en fin de compte que monumentale. 32 sonates, un univers en soi, je veux bien le croire et on y reviendra.
C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.
Pour les curieux, référence discogs :
https://www.discogs.com/fr/Beethoven-Wilhelm-Kempff-Piano-Sonatas/release/15921991
Mise à jour. Les pochettes des disques originaux de Kempff contenant ses enregistrements des sonates usaient à peu près toutes du même visuel ; je ne donne donc ici qu'un seul exemple :
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