Bruce Springsteen contre l'atome

Bruce Springsteen occupe une place significative dans ma collection de disques. Je suis particulièrement fan de la grande période héroïque qui va de Born to Run (1975) à... Hum... là, c'est plus compliqué ; ça va dépendre de la tolérance de chacun. Disons... Tunnel of Love (1987), à peu près, selon l'humeur.

Vous ne savez pas qui est Bruce Springsteen ? Une légende du rock US, le grand frère de toute l'Amérique, rien de moins. Arrêtez tout de suite ce que vous faites et allez vous documenter. Je ne vais pas toujours tout faire à votre place, surtout pour ce qui devrait être une évidence. Bruce Springsteen, c'est solide, intelligent, fondateur, et la décennie 1975-1985 est simplement magique.

L'année dernière, ils ont eu la bonne idée de publier l'enregistrement qui va nous occuper pour cette petite chronique. Il s'agit d'une synthèse de la captation de deux prestations données par Bruce Springsteen et le E Street Band les 21 et 22 septembre 1979 au Madison Square Garden de New York. Les musiciens participaient à une sorte de concert militant, une opération de sensibilisation contre les dangers de l'énergie atomique. On est alors quelques mois après l'accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island, événement qui a suscité de nombreuses réactions d'activistes telles que celle des Musicians United for Safe Energy. Une compilation avait déjà été publiée à partir de ces concerts dès novembre 1979, mais la matière produite par Bruce Springsteen avait alors été à peine effleurée. On est donc ici devant un concert officiellement à peu près entièrement inédit.

L'objet en ma possession est un petit coffret en carton qui s'ouvre un peu comme un digipack. Il contient 3 disques, chacun dans son fourreau en carton, le livret et une petite enveloppe. Commençons par cette dernière, elle est aussi inutile qu'amusante. Elle contient un fac-similé d'un ticket pour la soirée du 21 septembre. Le livret compte une douzaine de pages incluant un court texte de Jon Kilik, alors jeune assistant de production affecté au tournage du film du concert, de nombreuses photos et enfin les crédits, informations technico-légales d'usage ; l'occasion d'ailleurs de lire que cette édition est produite par Bruce Springsteen lui-même, et publié par son label habituel, Columbia (sous la houlette de Sony Music). Les 3 disques proposent d'une part a bande son du concert sur deux CDs, d'autre part le film sur un DVD.

Toute l'esthétique du boîtier est basée sur des images prises du groupe sur scène, sur un fond noir avec des rehauts argentés. Les mêmes images sont reprises sur les disques eux-mêmes. Petite fantaisie visuelle : les noms de Bruce Springsteen et du E Street Band sont embossés sur le boîtier en carton. Enfin, je relève une erreur malheureuse à l'arrière du boîtier : le titre Born to Run est repris deux fois dans le tracklisting.

Chronologiquement, ces concerts de septembre 1979 tombent au milieux des sessions d'enregistrement du futur The River (1980). Deux chansons de cet album sont d'ailleurs jouées ici : The River (dont ça doit probablement être une des toutes premières exécutions sur scène) et Sherry Darling (connue depuis un peu plus longtemps). Les albums Born to Run (1975) et Darkness on the Edge of Town (1978) se partagent le plus gros du reste des chansons et c'est peu dire que les tubes s'enchaînent à un rythme soutenu. Pendant un peu plus d'une heure, le groupe déroule donc sans faiblir son rock carré, puissant, mais aussi engagé et touchant. Le dernier tiers du show est consacré à des reprises en compagnie éventuellement d'autres musiciens invités ce soir-là (Jackson Browne, Tom Petty et Rosemary Butler) : Stay, Quarter to Three, Rave On...

Bruce Springsteen et son groupe ont toujours été des artistes de scène ; c'est en concert qu'infatigablement ils ont œuvré à parfaire ce lien très fort entre eux et leur public. Cet enregistrement-ci ne fera pas exception. L'alchimie se met en effet rapidement en place et ne souffre aucun ralentissement ; toute les chansons restent des blocs solides jusqu'à la fin de la setlist. A cette époque, le E Street Band compte six membres en plus de Bruce ; Stevie Van Zandt est toujours là, mais Nils Lofgren et Patti Scialfa pas encore. Les spectateurs ne sont pas en reste. Manifestement venus pour ça, ils réagissent au quart de tour, chantant à tue-tête à chaque occasion. Bref, l'ambiance est excellente. On en oublierait presque que nous sommes menacés par un holocauste nucléaire.

Relevons tout de suite une caractéristique importante de cet enregistrement : il est relativement court. Treize plages pour nonante minutes de musique, c'est moins que ce que l'on pouvait attendre en général d'un concert de Springsteen (qui s'envole souvent vers les trois heures), mais c'est plus que probablement dû au fait qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'un concert de Springsteen, mais d'une prestation prenant place dans un cadre plus large, une partie d'un spectacle plus long. En d'autres termes : le E Street Band n'avait pas toute la scène et toute la soirée pour lui.

Le son est globalement d'une qualité très satisfaisante. On entend bien tout ce qu'il faut entendre. Tout ça a été enregistré soigneusement et restauré ou remasterisé proprement. Aucun reproche à faire de ce côté-là.

S'il y a un souci, un seul, je pense que ce serait sur la question de l'originalité de cette publication. Il ne s'agit finalement que d'un concert de plus. Un excellent concert, mais un concert parmi tous les autres rendus disponibles, en CD ou en téléchargement, depuis que Bruce Springsteen il y a quelques années a ouvert les portes de ses archives. Celui-ci a certes une petite importance historique particulière (on l'a noté, les musiciens évoluent dans le contexte d'un concert philanthropique organisé par d'autres), mais les chansons ne sont pas différentes de ce qui a pu être enregistré avant ou après. Toutefois, il est un autre point de distinction, et celui-ci plus important : la présence d'un DVD puisque le concert a été filmé.

D'ailleurs parlons-en : il est marrant, ce film. Le premier truc que j'ai remarqué, ce sont les petits artefacts dans l'image, les légers défauts sur la pellicule. C'est qu'elles ne sont pas toute jeunes, ces bandes, tant pis pour la qualité du rendu final, même si ça reste très acceptable. C'est surtout l'occasion de constater que les musiciens ne ménagent pas leur peine. Bruce Springsteen court d'un bout à l'autre de la scène, danse comme un guignol, saute sur un piano, perd des litres de sueur. C'est joyeux et décomplexé. Le décor est inexistant, le travail sur les lumières rudimentaire, mais ce n'est pas grave ; ce manque d'élaboration s'explique certainement par le contexte d'un concert mis sur pied en peu de temps. L'enthousiasme du groupe fait facilement oublier tout ça et on est heureux aussi d'apercevoir le regretté Tom Petty le temps d'une chanson. Le montage présente un aspect un peu chaotique assez intéressant. Le texte de Jon Kilik dans le livret, expliquant les conditions de tournage, confirme d'ailleurs cette impression : les techniciens ont oeuvré dans une atmosphère d'improvisation totale. On filme ce qu'on peut et on croise les doigts. Parfois on manque un truc (Steve Van Zandt invisible pendant son solo de guitare sur Jungleland), mais souvent, ça touche juste et ça participe à l'immersion (les plans pris de très près depuis la fosse sont vraiment bien).

Alors au final, oui, il n'y a peut-être pas grand chose ici qu'on n'a déjà entendu, mais cela reste néanmoins un concert tout à fait recommandable. C'est court, mais bien fait, réalisé avec sincérité, toujours agréable à écouter. Pendant que les radiations nous tuent à petit feu, on est là pour chanter et s'amuser, c'est le principal.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

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