Le tant attendu Time Fades Away de Neil Young

 

Bon, gros morceau, ça, Neil Young... Une longue carrière, une discographie généreuse en titres légendaires, une respectabilité solide auprès d'un public dévoué, une influence décisive sur deux ou trois générations d'artistes. Je ne vais pas aujourd'hui rentrer dans tous les détails (c'est une très longue carrière), mais rappelons qu'à l'heure où est publié originellement Time Fades Away (1973), le chanteur canadien a déjà parcouru quelques belles étapes : 3 albums avec le groupe Buffalo Springfield et 4 ensuite en solo, avec un rythme soutenu de presque un album par an. Le petit dernier de cette époque justement, le très célèbré Harvest (1972) va lui apporter succès et gloire et quelque part, c'est un problème. On a beau se démener pour atteindre la reconnaissance, toucher un public, et vendre beaucoup de disques, quand ça arrive, les âmes sensibles ont soudainement du mal à gérer, et ce fût le cas de Neil Young. Commence alors une période un peu dépressive, faite de désenchantement, de perte de repères, d'abus de substances ou d'alcool. La mort par overdose du guitariste Danny Whitten, collaborateur de Neil Young, à peu près au même moment n'a pas aidé non plus. Les trois disques publiés durant cette époque composent ce qu'on a officieusement appelé la « Ditch Trilogy », pour signifier à quel point le chanteur était à côté de ses pompes, obsédé par des thématiques plutôt sombres et mécontent de ses propres performances. Time Fades Away constitue le premier épisode de cette trilogie et aura une histoire éditoriale quelque peu obscurcie. Publié originellement en vinyle, il mettra ensuite plus de quarante ans à connaître une édition officielle sur CD. C'est dire si Neil Young avait plutôt envie de l'oublier... Toutefois, il faut croire que sur le tard, l'élaboration soigneuse de ses archives l'a finalement poussé à graver celui-ci sur la précieuse galette de plastique, en 2017 d'abord au sein d'un coffret (Original Release Series Discs 5-8), ensuite enfin tout seul depuis cet automne. C'est cette version que j'ai sous les yeux à l'heure d'écrire ces lignes.

Notre CD, avec sa livrée orange (habituelle pour la plupart des CD de Neil Young), est rangé dans le désormais traditionnel fourreau en carton étroit. Petite fantaisie, l'ouverture est sur le haut (par rapport à l'image) et non sur le côté – comme l'était celle du 33 tours de 1973. Sur la face avant on a une photo plutôt terne du public dans une salle de concert, prise depuis la scène – tout le monde a l'air un peu fatigué – et à l'arrière les titres de chansons surmontent un camion la nuit, en noir et blanc. Plié en six, un long papier dévoile les paroles, les noms des musiciens... Et enfin un petit prospectus publicitaire pour le site officiel de l'artiste vient terminer l'inventaire de cette édition publiée par Reprise/Warner. Rien de transcendant en termes d'emballage, mais un souci de ressembler au vinyle d'origine.

Plusieurs éléments font de ce disque une oeuvre un peu à part. C'est le premier album live de Neil Young, enregistré pendant la tournée qui a suivi l'emblématique Harvest. C'est aussi un album composé entièrement de nouvelles chansons (quand généralement un album live est plutôt fait pour commémorer une tournée et magnifier un répertoire déjà connu). C'est aussi un disque sorti à un moment particulier, d'un point de vue psychologique, pour Neil Young, on l'a dit. Enfin, c'est un disque qui par sa rareté entretenue, surtout à l'ère du numérique, a acquis un sorte d'aura particulière, un statut un peu culte d'album maudit, un surcroît de désirabilité. Compte tenu de tout ceci, difficile d'aborder une telle oeuvre sans succomber à la mystique l'entourant, mais on va essayer tout de même.

Fondamentalement, ce qui transparaît en premier, c'est le côté un peu bancal de l'ensemble. On a l'impression que tout est près de se casser la figure, mais que ça tient tout juste. Neil Young lui-même chante comme il peut, semble naviguer à vue, mais le reste de ses musiciens également. Pour l'occasion, les braves gars réunis sous le nom de Stray Gators font un peu groupe de bal avec un verre dans le nez. Dès le début, avec la chanson Time Fades Away, on se demande où on est tombé : ça chaloupe, ça fuit de tout les côtés, mais on arrive heureusement à bon port et on s'est fait un peu peur. Même impression avec Yonder Stands the Sinner : tout le monde essaye de se rappeler comment se servir de son instrument, chacun dans son coin, mais miraculeusement, ça tombe presque juste.

Et puis, parce que c'est Neil Young, il y a des moments de beauté pure, des éclats de lumière dans les vapeurs d'alcool et les effluves de dessous de bras, des chansons qui nous font dire qu'en dépit de tout, on a bien fait de rester. Journey through the Past, Love in Mind, The Bridge sont de jolies ballades introspectives et crépusculaires. Surtout, l'album se conclut par le puissant et hypnotique Last Dance, un titre dans l'esprit des grands espaces musicaux à la fois contemplatifs et incisifs tels que Down by the River ou Cowgirl in the Sand. La rythmique roule en vagues épaisses, va et vient sans vous lâcher pendant huit minutes. Puis tombent les notes de la guitare solo, agressives et désespérées, comme prêtes à en découdre. C'est un morceau plein de colère, mais aussi avec un brin de tristesse, comme au moment où Neil Young reprend les « oh no, oh no, no, no, no » vers la fin. Sans surprise, les paroles sont quant à elles généralement désabusées, sombres ou mélancoliques. Cela dit, le chanteur semble dans un tel état que de toute manière, il serait capable de rendre cafardeux n'importe quel titre de son répertoire.

De la qualité sonore du disque, je dirais que c'est... ok ? Le son m'a semblé un peu opaque et un peu lointain. Pour comparer avec un autre enregistrement en public lui aussi et presque contemporain, le Live at Filmore East de 1970, là on sent que les choses ont un peu plus d'espace et de clarté, et on s'imagine plus près de la musique également. Sans que ça ne nuise vraiment à l'immersion, c'est tout de même un disque qui ne remportera pas un prix d'excellence audiophile. On sait Neil Young très concerné par le son de ses albums, mais bien qu'il ait produit lui-même celui-ci (avec Elliot Mazer, déjà présent sur Harvest), il faut croire que le niveau de Time Fades Away de ce point de vue-là a sans doute contribué à posteriori à un relatif manque d'enthousiasme dans le chef de l'artiste canadien.

Alors voilà, un album important dans la carrière de Neil Young, certainement, un album peut-être moins important en terme de qualité pure par rapport à ce qu'il a pu enregistrer avant ou après, mais un album qui vaut le détour néanmoins, parce qu'il recèle sa part de beaux instants.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

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