Exploration du blues : Blind Lemon Jefferson


Découvrir le blues des origines aujourd'hui passe par l'écoute d'un répertoire très ancien, « tombé » – comme on dit – dans le domaine public. L'un des à-côtés positifs de cette situation, c'est que les disques ne coutent pas cher ; j'ai donc souvent constaté pour ces vieux bluesmen qu'il n'y avait pas loin en termes de dépenses entre une simple compilation et quasiment l'intégralité de leur oeuvre, à condition de parfois s'aventurer chez des labels peut-être moins connus du grand public. Et voilà pourquoi, en me documentant sur Blind Lemon Jefferson, je me suis retrouvé acquéreur de ce petit coffret reproduisant, semble-t-il l'intégralité de son catalogue, et même un peu plus...

Blind Lemon n'a pas eu une très longue carrière, mais elle fut néanmoins couronnée de succès, à l'échelle d'un chanteur-guitariste de blues des années vingt du moins. Il naît dans un coin perdu du Texas vers 1893, chante un peu à l'église, puis à partir de 1914, à peu près, dans les rues ou les bars de patelins dont les noms ne diront sans doute rien à personne : Kirvin, Wortham, Groesbeck, Mexia,... On sent néanmoins qu'il se produit dans des bourgades à l'importance croissante, un petit cheminement qui va le conduire jusqu'à Dallas. C'est là qu'il se fait remarquer par un agent de la maison de disques Paramount, laquelle va le faire venir à Chicago pour enregistrer ses chansons. De décembre 1925 à septembre 1929, il va ainsi graver un peu moins d'une centaine de titres, certains plusieurs fois, pour palier l'usure des matrices métalliques utilisées pour la production en série – c'est une indication intéressante de son succès et du volume des ventes de l'époque. Artiste qui marche donc, Blind Lemon Jefferson devient une personnalité relativement importante dans son milieu, le succès des disques entraînant l'affluence à ses prestations et vice versa. Au moment où commence la récession toutefois, il meurt subitement d'une cause mal établie, très probablement un arrêt cardiaque, à trente-six ans.

Je me suis donc retrouvé avec ce petit boitier en carton de type « clamshell » intitulé Texas Blues, tout simplement (puisque Blind Lemon Jefferson vient du Texas, logique). Il contient cinq CDs dans de simples étuis en carton et un livret de vingt-huit pages. Boîtier, étuis et livret présentent une esthétique assortie, superposant de vieilles photos en noir et blanc et une sorte de filtre fait de métal rouillé et de peinture écaillée. Les disques eux-même sont peints en noir. Les étuis affichent au verso les titres de chansons. Le livret (signé Russell Beecher et Paul Swinton) raconte avec assez des détails la vie et la carrière de l'artiste, avec quelques explications sur le contexte de réalisation de ces enregistrements, la vie des chanteurs de blues dans les années vingt, tantôt artistes de rue, tantôt habitués des bars de quartiers louches, tantôt faiseurs de disques. Amusant au passage d'y trouver une mention de Victoria Spivey, déjà rencontrée dans notre billet sur Lonnie Johnson. Etrangement, sur le cinquième disque, après les dernières chansons de Blind Lemon Jefferson, on trouve quelques titres de « followers » : Oak Cliff T-Bone, Willy Reed and Little Hat Jones. Les explications de leur présence sont maigres et ne dissipent pas le sentiment que c'est une drôle de façon de faire du remplissage. Enfin c'est daté de 2007 et publié sous la bannière « Complete Blues – The Work » chez le label Snapper. Ce dernier ne me dit rien, mais le nom « Complete Blues » en revanche, ainsi que son esthétique de corrosion, est une référence qui devient vite familière dès lors que l'on cherche des compilations de (vieux) blues sur des sites de vente en ligne.. Ils publient en effet de nombreuses compilations, anthologies ou intégrales d'artistes de ces genres au riche passé (blues, jazz,...)

Une fois n'est pas coutume, je vais commencer par évoquer la qualité sonore avant le contenu, parce que – il faut bien l'avouer, dans le cas présent – celle-là va largement déterminer votre appréciation de celui-ci. Pour le dire en quelques mots, le son est généralement à peu près horrible. Je ne sais pas si c'est du au transfert opéré par Snapper à partir des disques originaux (très probablement des 78 tours) ; peut-être se sont-ils contentés d'enregistrer le son brut, sans traitement numérique de réduction du bruit. Peut-être aussi les seuls disques encore disponibles, en sus d'être très vieux (on est dans les années 20, rappelez-vous), sont tous très usés. Peut-être enfin ces enregistrements n'étaient-ils pas de toute première qualité pour commencer ; les productions de Paramount ne semblent en effet pas avoir brillé par leur perfection. Et peut-être que c'est tout ça à la fois ? Quoi qu'il en soit, il faut s'accrocher : bruits de surface, souffle, craquements, saturation sont courants et envahissants, constituent de vrais obstacles à une écoute apaisée. Il faut véritablement se montrer particulièrement attentif si l'on veut comprendre les paroles, apprécier ici ou là une fioriture à la guitare ; et c'est vite épuisant. Le contenu des ces cinq disques peut donc difficilement s'absorber d'une traite.

Lorsque néanmoins et avec courage l'on s'attaque à cette tâche, il faut bien assez vite reconnaître que quelque chose ici se passe. A travers le filtre du bruit ambiant, on sent bien que Blind Lemon Jefferson chante avec ferveur, sa voix se muant souvent en une profonde complainte. C'est du blues, l'expression désabusée des heurs (rarement) et malheurs (beaucoup) de l'homme moderne (des années vingt), mais généralement fauché Il n'y a pas loin à imaginer que le chanteur, afro-américain issu d'une famille modeste du sud des Etats-Unis, parle en partie de son vécu, ou du moins de celui de son milieu et de ses contemporains. Les sujets sont souvent annoncés dès le titre, fût-ce par image, raccourci ou métaphore : il suffit de trouver une manière de désigner le concept (les mensonges d'une femme infidèle par exemple) et d'ajouter « blues » derrière, du moins dans la grande majorité des cas. À noter aussi que l'on trouve quelques gospels perdus sur ces disques bien remplis de musique du diable.

À l'exception de rares morceaux qui font intervenir un piano, Blind Lemon Jefferson se produit tout seul, accompagné de sa guitare. C'est une configuration aujourd'hui vue comme standard (et qui l'était aussi alors), mais qui débute sur disque quasiment avec lui. Si à nouveau on produit les efforts nécessaires pour se concentrer, pour faire le tri parmi les sons sortis des haut-parleurs, on remarquera que la guitare est sollicitée avec un certain talent. Rythmique et mesuré pendant les parties chantées, l'instrument vient fréquemment illuminer le morceau entre les couplets par des interventions plus sophistiquées. Les doigts du musicien sont agiles, facétieux à leur manière, mais quoi qu'il en soit, tout à fait à même de remplir l'espace généralement associé à un si modeste accompagnement. Il n'y a pas de vrais solos, rien de long (ce n'est pas le genre de l'époque), mais un continuel mouvement, des petits artifices qui vont et viennent, une pulsation qui tient tout ensemble. Qui plus est, le son de la guitare est nettement moins sujet à la saturation qui gâte un peu celui de la voix ; on distingue mieux les notes et on profite davantage de la musique (toute proportion gardée). Dommage peut-être qu'un second micro n'ait pas été utilisé plus près de l'instrument pour encore mieux le faire ressortir, mais ce n'était sans doute guère l'usage.

C'est probablement en écoutant les quelques plages des autres bluesmen sur le cinquième disque que l'on réalise mieux le talent de Blind Lemon Jefferson. Comparativement, ils sonnent tous un peu plus mécanique, moins inspiré. Comme quoi, par-delà la simplicité du genre (un chanteur, une guitare, une rengaine à la structure répétitive), ce n'est pas donné à tout le monde de se distinguer (je mets néanmoins à part Oak Cliff T-Bone où l'accompagnement au piano apporte un vrai plus). Il y a donc bien des choses à creuser sur ces disques, mais il est vrai aussi qu'il faut en avoir envie, pour dépasser l'impression d'écouter des archives, pour redécouvrir cette musique presque centenaire. Le blues des pionniers ne se laisse pas toujours absorber sans lutte.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

Pour les curieux, référence discogs :

https://www.discogs.com/fr/release/6958478-Blind-Lemon-Jefferson-Texas-Blues

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