Trois fois plus de Django Reinhardt

 

Je vous ai déjà parlé de Django Reinhardt ? Je vous ai déjà dit tout le bien qu'il faut en penser ? Je suis sûr que si... Laissez-moi vérifier... Oulala, c'était il y a presque deux ans et demi déjà ! Comme le temps file. Ce qu'il y a, quand on ne possède qu'un seul disque de Django Reinhardt, c'est que l'on finit par en faire le tour. Alors le coeur réclame davantage de carburant. Et ne venez pas me dire que mes comparaisons n'ont aucun sens. Moi, je sais qu'il m'en faut plus, et peu importe ce que prétend la biologie.

Parti tel un chasseur-cueilleur à la recherche d'une plus copieuse compilation (plus copieuse que celle que j'avais déjà, essayez de suivre un peu), j'ai ramené à la grotte ce petit ensemble de trois disques d'un bon rapport quantité / prix. À vrai dire, je ne sais plus combien je l'ai payé, mais ce n'était pas une ruine. Sous sa jolie livrée bleutée, il contient septante-deux morceaux et on me promet que c'est « digitally remastered for optimum sound quality ». J'en déduis qu'ils ont fait quelque chose avec leurs doigts, je me passerai bien des détails, mais j'espère que ça sonnera bien. Une chose est certaine : ils n'ont pas forcé sur les éléments annexes de l'emballage. Je m'explique : il s'agit d'une sorte de « digipack » (carton et plastique) qui se déploie en trois volets, un par disque. Et c'est tout... Pas de livret ; les informations utiles se partagent les surfaces disponibles. Il y a les titres au verso du coffret, une courte biographie signée d'un certain Patrick Mascall sur le volet qui se replie à l'intérieur,... et puis pour les dates d'enregistrement et les noms des musiciens, il faut plisser très fort les yeux et essayer de lire ce qui a été imprimé sous les supports en plastique, lesquels sont (heureusement) transparents ! Et à travers tout ça, mais avec une visibilité réduite, on trouve également quelques photographies de l'artiste. Il fallait vraiment vouloir économiser jusqu'au moindre bout de papier... Les disques eux-mêmes sont joliment décorés, à la façon d'une imitation de vinyle ; j'aime bien ce choix. Pour finir, c'est donc une compilation qui a été publiée en 2009 chez Not Now Music, un éditeur spécialisé dans les rééditions bon marché.

Cette compilation se veut rétrospective de toute la carrière du musicien, tout en précisant que celle-ci commence en 1934. Ce n'est pas une date plus mauvaise qu'une autre, bien au contraire. Né en 1910, Django Reinhardt pose ses mains sur des instruments de musique depuis l'enfance, le banjo surtout, même le violon, puis définitivement la guitare, surtout à la suite de l'accident qui lui fera perdre l'usage d'une partie de ses doigts (comme on le sait certainement, ce handicap sera à l'origine du développement de sa très personnelle technique de jeu). Remarqué petit à petit dans les bals musettes et les clubs qui comptent, il apparaît bien vite d'abord comme accompagnateur sur les disques des autres (le nom de Jean Sablon est souvent cité). Mais 1934 marque un moment important : celui de la création du quintette du Hot Club de France, formation importantissime de l'histoire du jazz en France, et véritable et authentique début discographique de Django Reinhardt. S'il fallait donc commencer quelque part, ce n'est pas idiot de le faire ici.

Avec ou sans son quintette, Django casse la baraque, joue avec des musiciens américains de passage en France, illumine les clubs de Montmartre et grave disque sur disque. Puis vient la guerre. De manière un peu surprenante, vu son profil manouche, il parvient à se faire oublier de l'occupant et éviter la déportation. Peut-être aimait-on beaucoup le jazz dans la Wehrmacht ? Je ne peux que deviner le curieux mélange de ruse, de chance et de compromission qu'il lui a fallut pour continuer à exercer son art. En ces sales temps-là en effet, les concerts continuent de se donner et la musique de s'enregistrer (le fameux Nuages est composé à cette époque). Libération, tournée américaine décevante avec Duke Ellington, déclin du swing face au bebop, Django Reinhardt est-il encore pertinent ? Il le prouve en adoptant la guitare électrique et en embrassant le nouveau style. Il se met aussi à la peinture et meurt à quarante-trois ans d'un vilain truc au cerveau.

La répartition des titres sur ma compilation est chronologique, mais relativement inégale : vingt-trois titres pour la douzaine d'années qui vont de 1934 à 1946, mais quarante-huit pour représenter les six années suivantes. On présente parfois les années 30 et la période de l'occupation comme les années fastes de Django Reinhardt, mais manifestement, ça ne se retranscrit pas dans les enregistrements. Il est peut-être vrai aussi que les plus anciens morceaux ne bénéficiant pas de la meilleure qualité de support, on a privilégié les gravures plus récentes. Une chose à retenir encore avant de se plonger dans cette musique : vouloir découvrir la guitare Django Reinhardt impliquera souvent d'embarquer avec soi le violon de Stéphane Grappelli. Quand on pense « jazz », c'est peut-être le saxophone, la trompette, peut-être le piano ou la contrebasse qui vous viennent instinctivement à l'esprit... Bah, ici, c'est peut-être plus insolite, mais c'est le violon. Si vous êtes allergique à cet instrument, peut-être devriez-vous vous abstenir, d'autant plus que ces vieux enregistrements n'ont pas toujours un rendu très flatteur pour ce bon Grappelli... mais vous passeriez à côté de quelque chose.

J'ai déjà en grande partie décrit mes premières impressions sur Django Reinhardt dans le billet concernant mon premier disque de cet artiste. Ce n'est pas dans ce billet-ci que je changerai d'avis, bien au contraire : c'est toujours musicalement passionnant. Cette nouvelle compilation et la précédente ayant une dizaine de titres en commun, pas vraiment un niveau de redondance insurmontable, je me retrouve donc à présent avec une quantité très honorable de merveilles supplémentaires à écouter ! Le guitariste est encore une fois d'une virtuosité époustouflante, ses doigts virevoltant avec aisance, quelque soit le tempo, tantôt avide de swing et incendiaire, tantôt plus calme et contemplatif. Et cela, autant à la guitare acoustique des débuts qu'à la guitare électrique de sa conversion vers le bebop, autant en jouant au sein d'un ensemble que seul. Il s'agit vraiment d'un musicien phénoménal, pour peu que l'on aime et le jazz et la guitare, bien entendu.

Que la sélection des titres ici soit effectivement représentative de l'état du corpus enregistré, ou qu'elle fut opérée un peu en fonction des goûts du directeurs artistique du label, ou encore due au hasard avec pour seule contrainte de tout de même tâcher de montrer un peu toutes les périodes, bref, où en étais-je ? Oui, voilà : cette sélection fonctionne magnifiquement bien. On ne s'ennuie pas une seconde... ou presque. Je ne suis pas vraiment convaincu par le titre Echos de France, une espèce de relecture de La Marseillaise un peu poussive et de peu d'intérêt, mais en dehors de ça, je ne vois aucune raison de sauter le moindre titre. Même le fait de trouver ici deux versions de Manoir de mes rêves (1943 et 1953) ne me dérangent pas. Appréciable également est la faculté de Django Reinhardt de composer aussi lui-même (et parfois avec Grappelli). Il ne se contente pas de puiser avec talent dans un corpus existant (l'art de la reprise et de la réinterprétation est puissant en jazz), il produit une oeuvre personnelle, générant à son tour de nouveaux standards tels que Nuages ou Tears.

Bien sûr, je suis conscient de la difficulté, sinon de l'impossibilité, de résumer tout un genre musical (d'ailleurs à peine effleuré) en quelques lignes, mais arrivé où j'en étais alors dans ma découverte du jazz, je commençais à tenter de formuler mes premières observations de néophyte à peu près de cette façon. Le facteur d'appel principal – en toute subjectivité – réside dans la formidable plasticité de cette musique. Certes, bien des éléments sont cadrés (tempo, progression d'accords, successions des solistes), mais une grande liberté, une certaine imprévisibilité domine le jeu, sans que cette souplesse ne se fasse au détriment de l'expression mélodique (du moins ici). La prépondérance de l'improvisation rend sans doute compte de tout cela, de même que le solide talent et la rigueur de travail de tous les intervenants. On pourrait de prime abord imaginer que l'improvisation est une licence, un contournement, une facilité (« je joue comme je veux, c'est plus simple »). J'imagine bien plus qu'elle s'appuie sur un savoir-faire colossal et une oreille aguerrie ; ça ne peut pas sonner aussi bien si c'est fait par hasard. Mais d'autres disques de jazz m'aideront certainement à y voir plus clair. En tout cas, cela met en appétit.

Trois fois plus, on vous dit...

Le rendu sonore est tout-à-fait acceptable, totalement au niveau de celui de ma compilation précédente, en tenant compte du fait bien entendu de l'âge des enregistrements, de celui des supports d'époque, des vicissitudes de conservation (mais on a déjà parlé de ce genre de contraintes). Malgré le positionnement commercial du produit à destination des mélomanes aux moyens limités, les responsables du projet ont donc comparativement fait du bon travail : c'est aussi clair et dynamique que possible, souffle et bruit de surface restant contenus, et rien de substantiel ne vient se mettre en travers du plaisir d'écoute.

Django Reinhardt est mort bien précocement. La qualité du legs est heureusement exceptionnelle, mais on ne peut écarter en même temps un petit sentiment d'amertume en imaginant tout ce qui aurait encore pu être composé, joué, enregistré.

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

Pour les curieux, référence discogs :

https://www.discogs.com/fr/release/2094106-Django-Reinhardt-The-Django-Reinhardt-Anthology

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