Comme j'ai déjà dû l'écrire quelque part, ma mère aimait beaucoup Chopin. Je ne lui donne pas tort ; j'aime beaucoup Chopin aussi. C'est donc très logique de trouver du Chopin dans la collection de disques de mes parents, au premier rang desquels il y avait ce double LP. Je dois avouer que c'est un objet que je trouvais très intimidant. Rendez-vous compte : il contient deux disques vinyle ! Et ensuite : il y a écrit « golden » dessus, pas comme les pommes, mais pour dire que c'est en or, enfin... figurativement. Le reste de la livrée, blanche et sobre, sérieuse, sentait le produit « premium » à plein nez. Ah... la touchante naïveté de la jeunesse.
À présent, je vois bien qu'il s'agit d'une toute autre histoire. Si on retourne la pochette, plusieurs éléments nous mettent en effet la puce à l'oreille. Il y a d'abord l'obscurité du label (parce qu'en fait, il n'y a pas de label) et le peu de célébrité des interprètes, même si ce n'est pas forcément un aspect déterminant si on n'y connaît que peu de chose. Il y a surtout la présence d'autres disques de la même maison, une sorte de publicité en quelque sorte, avec cet étrange cohabitation entre des oeuvres classiques (Mozart, Beethoven,...) et des compilations de rock 'n' roll ou de disco ; ça ne fait pas très cohérent, pas très sérieux, pas très « premium ». Enfin, et c'est le clou du spectacle, un des autres disques est intitulé « Golden Strauss ». Les quelques titres indiqués sur la petite image sont ceux de valses de Johann Strauss, le compositeur viennois du XIXème siècle (le beau Danube bleu, ce genre de chose), mais le portrait choisi pour illustré la pochette est celui de Richard Strauss, le compositeur allemand contemporain de Mahler, Ravel ou Sibelius, donc en fait pas du tout la même personne ! C'est dire si les responsable de cette collection n'ont aucune idée de ce qu'ils vendent. Tant que l'on est dans le registre des incohérences, les musiciens crédités sont parfois qualifié de « pianist », parfois de « piano ». Parfois aussi on donne la tonalité d'un morceau (sol majeur, do mineur, ce genre de chose), mais parfois non. Ce n'est pas vraiment compilé avec grand soin. Et Cerise sur le gâteau : l'étiquette du prix est toujours sur la pochette du disque. Si la valeur monétaire est indicative du prestige artistique, il faut avouer que 206 francs belges aux alentours du début des années quatre-vingt, ça ne devait pas peser bien lourd (une quinzaine d'euros d'aujourd'hui à peu près).
Examinons tout ça de plus près encore...
Vous le devinez en voyant les images, on a affaire à un fourreau en carton de type classique pour un disque unique ; il est simplement un peu plus épais pour accommoder les deux disques et leur pochette spécifique. Ces pochettes sont amusantes : si leur couleur varie (l'une un peu plus foncée, l'autre un peu plus claire), si la liste des titres de chaque face varie bien sûr d'un disque à l'autre, elle reproduisent cependant exactement le même texte d'accompagnement (un résumé sur la vie et l'oeuvre de Chopin, une fois en français, une fois en néerlandais). Quelle stupide redondance ! Revenons un instant sur l'illustration, la même d'ailleurs sur la pochette principale et sur les pochettes secondaires. Il semble s'agir d'une version remaniée du portrait du compositeur par Eugène Delacroix (en fait une partie d'une peinture plus grande, un groupe représentant George Sand et Frédéric Chopin). Ce n'est pas forcément un mauvais choix, l'original n'étant qu'une sorte de brouillon pas très beau, il faut admettre que ceci est un peu plus présentable. Comme je l'ai indiqué rapidement plus haut, il n'y a pas de mention du label, ni d'aucune maison de disque ou distributeur. Juste un discret « SABAM » (la société de perception des droits d'auteur en Belgique) sur les étiquettes des disques et plus discret encore le nom de l'imprimeur. Enfin, seize morceaux composent ce qu'il faut bien appeler cette sorte d'anthologie chopinienne, presque équitablement répartis sur chacune des quatre faces disponibles, et c'est en stéréo.
Je passe sur les détails de la biographie de Chopin, jeune prodige du piano romantique post-Beethoven, modelé par sa culture polonaise (le pays de sa mère), mais effectuant une grande partie de sa carrière en France (le pays de son père). Son talent et sa sensibilité sont sans doute aussi célèbres que sa santé fragile et sa courte vie (emporté par la maladie à trente-neuf ans, ce qui n'est pas beaucoup plus vieux que Mozart). Vous êtes des lecteurs cultivés, donc vous savez déjà tout ça.
Chopin est surtout un compositeur pour piano seul, responsable d'un répertoire souvent organisé par types d'oeuvres (les valses, les préludes, les études,...) Ses compositions pour orchestre sont surtout constitués de ses deux concertos (et il y a un tout petit peu de musique de chambre aussi). Ce n'est donc pas une surprise si la plus grande partie des oeuvres présentes ici sont interprétées par une seule personne. Enfin, en théorie. Ici on a sélectionné pas moins de trois pianistes différents pour tenir ce poste. Leurs enregistrements alterneront sur trois des quatre faces de ces disques. Des pièces pour orchestre (mais pas celles auxquelles on aurait pu penser) sont concentrées sur la face restante (qui est en fait la face A du second disque, ou la face C, si vous préférez), mais on y reviendra.
Le premier pianiste à aborder est un certain Vladimir Romanoff. Je n'ai trouvé aucune information sur lui et je dois admettre que c'est tout de même un nom qui sonne comme un pseudonyme à consonance russe un peu facile. Tout de suite je me suis demandé si on n'était pas dans une situation à la Alfred Scholz, mais poursuivons... Le soliste suivant se nomme Adolf Drescher. Alors lui, il semble avoir une existence réelle. Il s'agit d'un pianiste allemand (1921-1967) avec une petite carrière discographique. Maintenant, est-ce que c'est bien lui qui joue ici ? Tant qu'on y est, soyons paranoïaque jusqu'au bout. Enfin, le troisième pianiste est une pianiste : Eva Maslaczynska (un nom à consonance polonaise cette fois) et sans doute la même personne que Ewa Maslaczynska, laquelle a un peu moins d'inconsistance que Vladimir Romanoff puisque l'on trouve sa trace sur quelques obscures compilations d'oeuvres de Chopin, certaines remontant aux années septante (et où l'on croise aussi des contributions d'un certain Adolf Drescher d'ailleurs). Au registre des formations orchestrales, nous avons Hans-Jürgen Walther avec la « Norddeutsche Philharmonie » et R. M. Lampertz (pour Richard Müller-Lampertz) avec le « Symphony Orchestra of Hamburg ». A prori, ce sont des chefs d'orchestre allemands qui ont existé (le premier est décédé en 2011, l'autre en 1982) et ont enregistré un peu de tout, généralement pour des labels peu connus. Lampertz plus particulièrement, semble avoir montré une certaine tolérance pour la musique légère.
Le premier morceau de la première face du premier disque est une « nocturne », plus précisément labellisée comme la deuxième partie de l'opus 27. En termes moins cabalistiques, on dira qu'il s'agit de la Nocturne n° 8 (composée en 1836). Très vite, il y a quelque chose qui cloche... Le morceau est dit être interprété par Vladimir, mais on entend clairement qu'il y a aussi un orchestre derrière... Une Nocturne, chez Chopin, c'est supposé être une de ces pièces pour piano seul, alors d'où sort cet orchestre ? S'il s'agit d'une adaptation pour plusieurs instruments, pourquoi ne créditer que le pianiste. Et puis quel pianiste ? Et puis encore : qui a écrit cet arrangement (puisqu'il n'est pas de la plume de Chopin) ? On n'en saura rien. Deuxième rapide constatation : le son est affreux. Alors, sans prétendre avoir sous la main du matériel haut de gamme, je sais tout de même que tous mes autres disques ont un rendu bien plus propre et équilibré. Ici, on a de sensibles distorsions (aussi bien dans les hautes et basses fréquences). Heureusement, on peut les tempérer quelque peu en chipotant avec les réglages de l'ampli. Toutefois, on est sans défenses contre le bruit de surface et les craquements dus à l'état physique du disque lui-même. Un examen visuel confirme que c'est du vinyle qui a beaucoup souffert. Aucune griffe assez profonde pour faire sauter le diamant, mais des parasites bien présents. C'est donc assez mal parti pour profiter à plein de cette exécution. Quoi qu'il en soit, on reconnaît vite que les cordes et le piano se partagent la lignes mélodiques, ce qui n'aide pas à évaluer les mérites du soliste. Et il faut aussi admettre que cette section de cordes rend le morceau définitivement plus sirupeux. Ce n'est pas l'idée du siècle.
Le morceau suivant est une « étude », opus 10/5 (ou encore Etude n° 5, composée en 1830). Le musicien est notre allemand et il joue seul comme il se doit. Maintenant est-ce bien lui qui joue ici ? Mystère... Les remarques déjà faites sur la qualité du son valent bien sûr encore ici, et pour tout le reste de l'écoute d'ailleurs. Pour ce que je peux en juger, cette version n'est pas si mal. Peut-être manque-t-elle un tout petit peu d'entrain, d'aplomb, pour mieux suivre le thème principal très facétieux. Rien de trop grave de toute manière ; le pire ennemi du disque reste le rendu sonore médiocre.
Ensuite on revient à Vladimir Romanoff (sans orchestre cette fois) pour une valse (opus 64/1, composée en 1847), généralement numérotée comme la sixième et une des plus connue sous le nom de « valse minute » ou encore de « valse du petit chien ». Un autre morceau frais et ludique. Mon avis ? Je dirais que... ça va ? 'est peut-être un peu irrégulier, un peu distendu dans le suivi strict du tempo, mais ça va. Je préfère néanmoins la conception plus maîtrisée et plus musicale de Moura Lympany par exemple.
La suite, la suite, ne perdons pas de temps (la valse minute est très courte) ; la suite donc, c'est une polonaise (opus 26/1, composée en 1836), ainsi nommée parce qu'elle tire son inspiration du tempo des danses traditionnelles polonaises. Cette polonaise donc, malgré un son de piano un peu plinki-plonk, il faut reconnaître qu'elle n'est finalement pas si mal jouée, montrant dans le jeu un petit peu plus de sensibilité et de souplesse que tout ce que l'on a entendu pour le moment.
Sur la face b, ce sont Vladimir et Adolf qui vont se partager les plages, toutes au piano seul. Le russe prend en charge le premier et le dernier titre, à savoir la « fantaisie-impromptu » (opus 66, composée en 1834) et une nocturne (opus 9/2, composée en 1832). L'allemand interprète trois études (opus 10/3 et 10/12 et opus 25/9, composées respectivement en 1832, 1831 et 1834). En fait, en l'absence d'orchestre, en essayant de faire abstraction de la piètre qualité du son, ce sont des versions globalement décentes. J'ai entendu plus « concerné », plus « personnel », plus « captivant », mais rien ici n'est inaudible. C'est peut-être un peu trop... je vais dire « martelant », faute d'un meilleur terme... Il y a un toucher plus dur et percutant que moelleux et lyrique, sans doute. Heureusement, ça ne dénature que marginalement les extraits eux-mêmes dont les mélodies restent éminemment agréables. La délicatesse de l'étude opus 10/3 comme de la nocturne qui clôt ce disque transparaît suffisamment, de même que les côtés plus toniques de l'impromptu et des autres études. Heureusement que tout ceci a été composé par Chopin.
Passons au second disque et préparons les mouchoirs. Je vais les commenter en bloc parce qu'il s'agit encore une fois d'orchestration a posteriori (et pas par Chopin) d'oeuvres composées pour piano seul : la marche funèbre extraite de la deuxième sonate pour piano (opus 35, composée en 1839), une polonaise (opus 40/1, composée en 1838), une étude déjà entendue sur l'autre disque (opus 10/12) et une valse (opus 18, composée en 1833). Pour ce dernier titre, on pourrait vouloir supposer qu'il s'agit de l'orchestration écrite par Alexandre Gl azunov pour le ballet « Les Sylphides » (crée en 1909 pour les Ballets russes de Diaghilev sur une chorégraphie de Michel Fokine), mais on ne saura bien entendu absolument pas ce qu'il en est... Au final, tout cela n'est pas désagréable, mais les orchestrations font véritablement dériver ces morceaux vers l'inoffensif, voire le kitsch de fanfare municipale. Tout le pathos de la marche funèbre est par exemple anesthésié par les violons (dont le son n'est en outre pas très agréables) et les percussions trop envahissantes (on ne veut manifestement pas oublier qu'il s'agit d'une marche). On se rapproche davantage des valses colorées et délassantes de Strauss que des petits bijoux intimistes (et parfois torturés) de Chopin.
Sur la dernière face Vladimir revient pour un dernier morceau, une valse (opus 64/2, composée en 1847), tandis que Eva poursuit le programme avec une autre valse (opus 34/1, de 1835) et le clôture enfin avec un morceau du genre « ballade » (la troisième des quatre du répertoire de Chopin pour être plus précis, opus 47, composée en 1841). Les deux valses sont aussi jolies et charmantes que prévu, surtout la première qui, figurant sans doute en bonne place parmi les (nombreuses) oeuvres très connues du compositeur, mérite sa présence dans toute compilation qui se respecte. Quant aux ballades, elles figurent parmi mes morceaux de musique classique préférés et je suis donc très content d'en trouver une ici. Du point de vue de l'interprétation, pour ce que la piètre qualité sonore du disque encore une fois, laisse deviner, ce n'est pas mal du tout, mais ça manque peut-être un peu d'allant, de conviction et de présence.
Bon... J'ai vraiment un drôle d'objet ici, d'une grande médiocrité éditoriale, avec un choix de répertoire rendu douteux par l'inclusion d'orchestrations inutiles, et un petit déficit de prestige du côté des musiciens... Il y a certainement plus recommandable pour découvrir Chopin, et surtout, plus propre, plus neuf, plus agréable à écouter. Pour moi, c'est un trésor de famille, alors je le garde, mais vous, passez votre chemin.
C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.
Pour les plus curieux, références discogs :
https://www.discogs.com/fr/release/8594222-Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Chopin-Golden-Chopin
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