Eagles : une cassette légendaire

 

– Une cassette ?

– Ma foi, oui, pourquoi pas ?

– Alors... Je vais piocher au hasard.

(bruits de gesticulation, de boitiers en plastique qui s'entrechoquent, de main qui farfouille)

– Que dis-tu de celle-ci ?

– Les Eagles ? OK, allons-y !

C'est un morceau intense, Hotel California des Eagles. Il laisse rarement indemne celui qui l'entend pour la première fois, surtout s'il est fan de musique à guitare. Et une fois qu'on l'a entendu à la radio, une fois que l'on sait qu'il est fait pour nous, comment faire pour le recroiser à nouveau ? On est à la fin des années quatre-vingt, internet n'est encore qu'un rêve de science-fiction et les médiathèques ne sont pas toujours au coin de la rue, surtout là où j'habite, entre nulle part et n'importe où. Par chance, à peu près au même moment est commercialisée une compilation consacrée à ce groupe de rapaces, quelque chose de facilement disponible en magasin, du moins si l'on respecte la fenêtre de tir de l'exploitation commerciale. C'est aussi un truc très moche d'ailleurs... Ça s'appelle La légende des Eagles et ça présente sur la pochette une affreuse décapotable américaine rose peinte à l'aérographe (je crois) devant un décor de palmiers. Heurk... Mais Hotel California est dessus, c'est la pub télé qui le dit, donc peut-être que ça vaut le coup ? Parfois on peut se réjouir d'habiter en Belgique : l'Allemagne n'est pas loin et il arrive que l'on trouve des produits destinés à son marché dans nos rayonnages. Ainsi quelle ne fut pas mon heureuse surprise de trouver près de chez moi la compilation recherchée (même tracklisting – j'ai vérifié plus tard), mais sous un titre international – The Legend of Eagles – et sous une livrée autrement plus attractive : un aigle s'envolant vers le soleil. Quatorze titres (huit sur la face 1, six sur la face 2), un peu plus d'une heure de musique sur une bande de type I, et c'est publié chez Warner/Wea/Asylum.

– Sapristi, que d'aventures et d'émois pour une simple cassette !

– C'était une époque difficile. Mes maigres économies, mon argent de poche limité,... Tout poussait à méditer longuement chaque achat. Céder pour une pochette aussi laide m'aurait constamment laissé un goût amer... Tiens, internet est ton ami aujourd'hui et on y trouve de tout ; voici à quoi ça ressemblait. Comme ça, tu pourras comparer.

– C'est vrai que ce n'est pas très engageant – et ça laisse songeur sur ce qui passe par la tête des créatifs parfois... Quoi qu'il en soit, aucune de ces pochettes n'est très informative.

– Oui, la liste des titres sur chaque faces,...

– Quelques informations légales, les durées des chansons,...

– Et guère plus. Nulle part tu ne liras les noms des membres du groupe. Qui joue de la guitare ? Qui chante ? Mystère...

– Cela dit, le lecteur attentif remarquera que les noms de « Frey » et « Henley » reviennent plusieurs fois parmi les auteurs/compositeurs. Il y a de forte probabilité pour que ce soient des noms de membres de groupe.

Il va donc falloir aller chercher des informations ailleurs. Les Eagles sont un groupe de rock américain formé en Californie en 1971. Ces musiciens ont remporté des beaux succès commerciaux dans la décennie, vendant des camions de disques, avant de se séparer en 1980. Vous le savez : ils se sont remis ensemble depuis, mais à l'époque de cette compilation, ils étaient toujours en froid. Et en effet Glenn Frey (guitare) et Don Henley (batterie) sont les éléments les plus stables du groupe, traversant toute la carrière des Eagles, signant de nombreuses chansons et assumant la plus grande partie du chant. La sélection des chansons de notre cassette emprunte à chacun des six albums studio du groupe (à l'époque) ; en plus d'être (plus ou moins) chronologique, elle est aussi (on l'espère) représentative.

C'est un morceau intense, Hotel California des Eagles. Et c'est un morceau un peu traître aussi. Peut-être. Si on débute l'écoute de cette compilation en espérant y trouver quelque chose à l'image de ce titre, on va probablement tomber de sa chaise (si on est assis). Les premiers morceaux – et même une grande partie de la première face – évoluent largement dans des atmosphères country un peu cotonneuse, relax, posée. Pour un peu on s'endormirait, bercé par les caresses de la guitare slide, les harmonies vocales ou les volutes symphoniques d'une section de cordes. On traverse les grands espaces américains, mais ce sont des espaces où l'on fait volontiers la sieste. Attention, c'est très beau, musical, mélodieux, et très bien exécuté. D'ailleurs un titre comme Desperado restera une magnifique ballade crépusculaire digne de figurer dans mon anthologie personnelle des balades crépusculaires. Toutefois le son va se durcir quelque peu, le tempo décolle doucement, ça devient plus rock. Life in the Fast Lane, Heartache Tonight, The Long Run montrent que ces p'tits gars pouvaient parfois changer de vitesse. D'autres titres portent étrangement une couleur très « seventies » (basse, quelques notes d'orgue,...) alors que jusqu'ici la musique était plutôt intemporelle. Bon, ce n'est pas du disco non plus (plutôt du R&B peut-être), mais ça trahit un peu son époque : One of These Nights, New Kid in Town ou la (certes sublime) ballade I Can't Tell You Why. Et puis... et puis... il y a le plat de résistance : les hallucinantes six minutes et trente secondes de Hotel California. Que n'a-t-on pas écrit sur ce monument ? Son rythme entêtant, ses paroles symbolistes, et son superbe solo de guitare final (même si on ferait mieux de parler de duel puisqu'ils sont deux à le jouer)... Le genre de chanson que l'on enregistre qu'une seule fois dans une carrière et qui échappe à ses créateurs au point de devenir une référence culturelle autonome. Je n'avais pas écouté Hotel California depuis bien des années, mais se replonger dedans pour les besoin de ce billet a été une expérience aussi captivante que la première fois.

– Le son n'est pas trop pourri pour un support d'une part aussi limité et d'autre part aussi vieux.

– Persiffleur ! C'est même tout à fait décent, pour peu que l'on soigne bien l'équipement sur lequel on l'écoute bien entendu.

Mais au-delà des qualités et des défauts de la bande magnétique, on perçoit encore que ces titres n'étaient pas enregistrés n'importe comment. Ces Eagles sont des musiciens aguerris, travaillant avec des techniciens et des studios professionnels. Il y a un savoir-faire évident à l'oeuvre ici ; c'est proprement fait, avec compétence et sans véritable faille technique. Il manque peut-être un « son » plus personnel, une approche plus incisive, une texture moins commune qui aurait permis au groupe d'échapper à l'étiquette « soft rock » que j'ai du mal à ne pas lui attacher.

– Alors ? Verdict ?

– Les Eagles, c'était bien : une bouffée d'air sec sous un ciel de plomb, le groupe d'une certaine Amérique, entre country texane et rock californien, et un penchant sensible pour le sommeil. Et puis une chanson, une seule qui transforme tout votre univers, ce n'est pas rien. C'est un morceau intense, Hotel California.

– Bon, pendant que tu philosophes, je vais ranger la cassette. D'ailleurs, ce serait bien (et plus facile) d'avoir un CD avec ce répertoire.

– Patience...

C'est tout pour aujourd'hui. Portez-vous bien et écoutez de la musique.

Pour les plus curieux, références discogs :

https://www.discogs.com/fr/release/10408377-Eagles-The-Legend-Of

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